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grand-père avaient écoulé tranquillement leur paisible et laborieuse existence, et qu’elle allait abandonner peut-être pour toujours, Catherine éprouva un serrement de cœur terrible ; mais elle n’en dit rien, et sautant du traîneau, comme autrefois au retour du marché : — Allons, Louise, dit-elle, nous voilà chez nous, grâce à Dieu.

Le vieux Duchêne avait poussé la porte en criant : — C’est vous, madame Lefèvre ?

— Oui, c’est nous !… Pas de nouvelles de Jean-Claude ?

— Non, madame.

Alors tout le monde entra dans la grande cuisine. Quelques charbons brillaient encore sur l’âtre, et sous l’immense manteau de la cheminée était assis dans l’ombre Jérôme de Saint-Quirin, avec sa grande capote de bure, sa longue barbe fauve en pointe, le gros bâton de cormier entre les genoux et la carabine appuyée au mur.

— Hé ! bonjour, Jérôme, lui cria la vieille fermière.

— Bonjour, Catherine, répondit le chef grave et solennel du Grosmann. Vous arrivez du Donon ?

— Oui… Ça va mal, mon pauvre Jérôme ! les Autrichiens attaquaient la ferme quand nous avons quitté le plateau. On ne voyait que des habits blancs de tous les côtés. Ils commençaient à franchir les abatis…

— Alors vous croyez que Hullin sera forcé d’abandonner la route ?

— Si Piorette ne vient pas à son secours, c’est possible !…

Les partisans s’étaient rapprochés du feu. Marc Divès se penchait sur la braise pour allumer sa pipe ; en se relevant, il s’écria : — Moi, Jérôme, je ne te demande qu’une chose ; je sais d’avance qu’on s’est bien battu où tu commandais.

— On a fait son devoir, répondit le cordonnier ; il y a soixante hommes étendus sur la pente du Grosmann qui pourront le dire au dernier jugement.

— Oui ; mais qui donc a conduit les Autrichiens ; ils n’ont pu trouver d’eux-mêmes le passage du Blutfeld ?

— C’est Yégof, le fou Yégof, dit Jérôme, dont les yeux gris, entourés de grosses rides et couverts d’épais sourcils blancs, parurent s’illuminer dans les ténèbres.

— Ah !… Tu en es bien sûr ?

— Les hommes de Labarbe l’ont vu monter ; il conduisait les autres.

Les partisans se regardèrent avec indignation. En ce moment, la voix du docteur Lorquin se fit entendre : — La bataille est perdue ! s’écria-t-il, voici nos hommes du Donon ! Je viens d’entendre la corne de Lagarmitte.

Il est facile de s’imaginer l’émotion des assistans à cette nouvelle.