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Plus on montait, plus l’air devenait vif. Louise, la fille des Heimathslôs, un petit panier de provisions au bras, grimpait en tête de la troupe. Le ciel bleuâtre, les plaines d’Alsace et de Lorraine, et tout au bout de l’horizon celles de la Champagne, toute cette immensité sans bornes où se perdait le regard lui donnait des éblouissemens d’enthousiasme. Il lui semblait avoir des ailes et plonger dans l’azur, comme ces grands oiseaux qui glissent de la cime des arbres dans les abîmes en jetant leur cri d’indépendance. Toutes les misères de ce bas monde, toutes ses injustices et ses souffrances étaient oubliées. Louise se revoyait toute petite sur le dos de sa mère, la pauvre bohème errante, et se disait : — Je n’ai jamais été plus heureuse, je n’ai jamais eu moins de soucis, je n’ai jamais tant ri, tant chanté ! Pourtant le pain nous manquait souvent alors. Ah ! les beaux jours ! — Et des bribes de vieilles chansons lui revenaient à l’esprit.

Aux approches du rocher rougeâtre, incrusté de gros cailloux blancs et noirs, penché sur le précipice comme les arceaux d’une immense cathédrale, Louise et Catherine s’arrêtèrent en extase. Au-dessus, le ciel leur paraissait encore plus profond, le sentier creusé en volute dans le roc plus étroit. Les vallées à perte de vue, les bois infinis, les étangs lointains de la Lorraine, le ruban bleu du Rhin sur leur droite, tout ce grand spectacle les émut, et la vieille fermière dit avec une sorte de recueillement : — Jean-Claude, celui qui a taillé ce roc dans le ciel, qui a creusé ces vallées, qui a semé sur tout cela les forêts, les bruyères et les mousses, celui-là peut nous rendre la justice que nous méritons.

Comme ils regardaient ainsi sur la première assise du rocher, Marc conduisit son cheval dans une caverne assez proche, puis il revint, et, se mettant à grimper devant eux, il leur dit : — Prenez garde, on peut glisser ! — En même temps il leur montrait à droite le précipice tout bleu avec des cimes de sapins au fond. Tout le monde devint silencieux jusqu’à la terrasse, où commençait la voûte. Là chacun respira plus librement. On vit au milieu du passage les contrebandiers Brenner, Pfeifer et Toubac, avec leurs grands manteaux gris et leurs feutres noirs, assis autour d’un feu qui s’étendait le long de la roche. Marc Divès leur dit : — Nous voilà ! Les kaiser-licks sont les maîtres… Zimmer a été tué cette nuit… Hexe-Baizel est-elle là-haut ?

— Oui, répondit Brenner, elle fait des cartouches.

— Cela peut encore servir, dit Marc. Ayez l’œil ouvert, et si quelqu’un monte, tirez dessus.

Les Materne s’étaient arrêtés au bord de la roche, et ces trois grands gaillards roux, le feutre retroussé, la corne à poudre sur la