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hanche, la carabine sur l’épaule, les jambes sèches, musculeuses, solidement établis à la pointe du roc, offraient un groupe étrange sur le fond bleuâtre de l’abîme. Le vieux Materne, la main étendue, désignait au loin, bien loin, un petit point blanc presque imperceptible au milieu des sapinières, en disant : — Reconnaissez-vous cela, mes garçons ? — Et tous trois regardaient les yeux à demi fermés. — C’est notre maison, répondait Kasper.

— Pauvre Magrédel ! reprit le vieux chasseur après un instant de silence, doit-elle être inquiète depuis huit jours ! doit-elle faire des vœux pour nous à sainte Odile !

En ce moment, Marc Divès, qui marchait le premier, poussa un cri de surprise. — Mère Lefèvre, dit-il en s’arrêtant, les hulans ont mis le feu à votre ferme !

Catherine reçut cette nouvelle avec le plus grand calme, et s’avança jusqu’au bord de la terrasse ; Louise et Jean-Claude la suivirent. Au fond de l’abîme s’étendait un grand nuage blanc, on voyait à travers ce nuage une étincelle sur la côte du Bois-de-Chênes, c’était tout ; mais par instans, lorsque soufflait la bise, l’incendie apparaissait : les deux hauts pignons noirs, le grenier à foin embrasé, les petites écuries flamboyantes ; puis tout disparaissait de nouveau. — C’est déjà presque fini ! dit Hullin à voix basse.

— Oui, répondit la vieille fermière, voilà quarante ans de travail et de peines qui s’envolent en fumée ;… mais c’est égal, ils ne peuvent brûler mes bonnes terres, la grande prairie de l’Eichmath. Nous recommencerons à travailler. Gaspard et Louise referont tout cela. Moi, je ne me repens de rien.

Au bout d’un quart d’heure, des milliers d’étincelles s’élevèrent, et tout s’écroula. Les pignons noirs seuls restèrent debout. Alors on se remit à grimper le sentier. Au moment d’atteindre la terrasse supérieure, on entendit la voix aigre de Hexe-Baizel : — C’est toi, Catherine ? criait-elle. Ah ! je ne pensais jamais que tu viendrais me voir dans mon pauvre trou.

Baizel et Catherine Lefèvre avaient été jadis à l’école ensemble, et elles se tutoyaient.

— Ni moi non plus, répondit la vieille fermière ; c’est égal, Baizel, dans le malheur, on est contente de retrouver une vieille camarade d’enfance.

Baizel semblait touchée. — Tout ce qui est ici, Catherine, est à toi, s’écria-t-elle, tout !…

Elle montrait son pauvre escabeau, son balai de genêts verts et les cinq ou six bûches de son âtre. Catherine regarda tout cela quelques instans en silence et dit : — Ce n’est pas grand, mais c’est solide ; on ne brûlera pas ta maison, à toi !