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considérable d’esclaves parvenait à fuir le paradis et à gagner au péril de la vie l’enfer des états libres. La longanimité du nord avait déjà supporté tant de choses, que les propriétaires du sud firent un pas de plus. Ils obtinrent en 1850 le fameux bill des « esclaves fugitifs, » qui investissait le premier homme venu du sud du droit de kidnapper (c’est le terme employé), c’est-à-dire d’escamoter par la ruse ou par la force, le plus souvent par les deux voies, tout homme de couleur résidant dans les états libres sous prétexte qu’il était à lui, de le traduire devant un juge fédéral, puis, après une vérification dérisoire où toutes les précautions étaient prises pour que le pauvre accusé ne pût échapper aux griffes de ses ravisseurs ; de se faire délivrer sa capture par la force armée de l’Union. Une récompense de 10 dollars était allouée à chaque commissaire par tête de nègre kidnappé. Pour le coup, le nord parut trouver que les exigences de ses confédérés du sud tournaient tout doucement à la tyrannie la plus détestable que l’on pût imaginer. Il murmura, mais en définitive il laissa faire.

Pourtant depuis 1831 un humble imprimeur, William Lloyd Garrison, publiait à Boston un journal qui fomentait une certaine agitation abolitioniste. Cette agitation eut dans les premiers temps fort peu d’écho, assez toutefois pour que les vigies du sud, toujours aux aguets, dénonçassent en termes violens aux autorités du Massachusetts le caractère incendiaire de la feuille publiée sur leur territoire. Le maire de Boston s’efforça de calmer leurs alarmes. Il résultait de son enquête, leur écrivait-il, que le mouvement était absolument insignifiant, qu’il ne trouvait qu’un très petit nombre d’adhérens obscurs, et que Garrison lui-même n’était qu’un pauvre écrivain « vivant dans une espèce de trou avec un négrillon pour tout domestique. » — « C’est une chose étonnante, disait plus tard Théodore Parker, que le mépris fréquent des hommes intelligens pour les petits commencemens des grandes choses. Il y avait une fois quelqu’un qui n’avait pas même de trou pour reposer sa tête, et pas le moindre négrillon à son service ; il n’avait de commerce qu’avec des gens très obscurs, et n’était pas trop bien avec les maires et gouverneurs de son pays, ce qui ne l’a pas empêché d’exercer à la fin quelque influence sur les destinées de ce monde. » En effet, en dépit du « trou » et du « négrillon, » le mouvement se propagea. Un parti se forma autour du courageux publiciste. Dès 1845, il ne perdit pas une occasion de prêcher « contre ce grand péché du peuple. » Son indignation ne connut plus de bornes quand la loi sur les esclaves fugitifs fut votée, et que l’on se prépara à l’exécuter dans Boston même. Il entrait dans les vues du sud et de ses alliés du nord que des faits accomplis habituassent promptement à l’exécution