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débris à relever et des monumens à reconstruire, mais des exemples à suivre dans les constructions nouvelles. Tout au moins conseillait-il de tenter de reproduire par d’autres moyens quelque chose du vieil esprit dont il se figurait que nos pères étaient animés. Tocqueville ne lui eût pas même laissé cette illusion, et son dernier ouvrage a eu pour résultat d’établir que l’ancien régime avait été aussi centralisateur que les régimes qui l’ont suivi, que la révolution et l’empire n’avaient fait sous un certain rapport qu’achever et manifester son ouvrage. À l’égard de la politique, je ne connais rien de plus sévère pour le gouvernement de l’ancienne France que le dernier ouvrage de Tocqueville : il lui enlève son dernier mérite apparent.

C’est une question intéressante, et malheureusement difficile à résoudre, que celle de savoir comment il aurait terminé son livre, qui, on le sait, n’est pas fini. Dans le premier volume, il montre fort bien comment l’ancien régime devait aboutir à la révolution. Dans les volumes qui lui restaient à faire, il aurait eu à montrer comment devait finir la révolution. Il est impossible de se représenter avec certitude quelle eût été sa solution. Les deux fragmens, seuls terminés, que M. de Beaumont a publiés sont des plus remarquables ; mais ils caractérisent parfaitement certaines époques, ils ne servent en rien à préjuger les époques futures. Quand je relis une lettre qu’il écrivait au mois de septembre 1857, je crains bien qu’à ce moment encore il ne se sentît dans l’impossibilité de trouver le remède au mal qu’il déplorait. Il dit bien : « Je suis réellement persuadé qu’au-delà de cet horizon où s’arrêtent nos regards se trouve quelque chose d’infiniment meilleur que ce que nous voyons. » Et je suis prêt à dire comme lui ; mais, toutes les fois que je lui ai parlé de la conclusion de son ouvrage, il m’a répondu plutôt en homme qui compte la trouver qu’en homme qui la possède. Et c’est pour cela qu’il serait digne de quelque noble esprit de notre temps de reprendre son œuvre où il l’a laissée, et de nous conduire où il nous aurait conduits. Ce qu’il a publié de son dernier ouvrage ne changeait ni n’ajoutait rien au premier, sinon que les faits caractéristiques de notre société, démocratie et centralisation, plongeaient leurs racines plus profondément qu’on ne croyait dans le passé, et que par conséquent ces résultats, bons ou mauvais, des siècles, avec lesquels la sagesse politique avait à compter, étaient d’autant plus consistans, d’autant plus vivaces, qu’ils étaient plus naturels et plus historiques. Ainsi les dernières méditations de Tocqueville n’avaient pas simplifié sa tâche. Il pensait toujours que la démocratie était la forme donnée de la société moderne, et qu’elle avait une force d’impulsion qu’on pouvait tout au plus ralentir, jamais arrêter.