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raccourci, et posé avec une grande hardiesse. On sent qu’il est boiteux, et le mouvement des jambes est si naïvement éloquent qu’on n’a pas besoin de regarder la béquille déposée auprès de lui. Cette conception audacieuse a été récompensée par un grand bonheur d’exécution. Certainement Murillo n’a rien fait de plus fort comme étude du nu, de mieux dessiné, de plus vigoureusement peint. Une telle figure, presque digne de Van-Dyck, suffirait à expliquer la prédilection du peintre.

Je n’ose rien dire de la Leçon de la Vierge, à genoux devant sainte Anne, qui lui apprend à lire, parce que la même scène a été retracée par Philippe de Champagne. Il est vrai que Philippe de Champagne a rehaussé le sujet par le style, donné peu d’importance aux personnages, et peint un très bel intérieur, tandis que Murillo a eu le tort de choisir des proportions trop grandes, de ne donner d’expression ni à la Vierge, qui écoute mal, ni à sainte Anne, qui ne paraît point parler. Cette mollesse, qui ne rencontre pas le but, interpose un nuage entre l’idée du peintre et les yeux du spectateur. Je critiquerai plus librement l’Enfant Jésus jouant avec un chardonneret. La Vierge est une ménagère de Xérès ou de Ronda, qui dévide sa laine, assise à terre, un fichu de bure sur les épaules. Saint Joseph est bien le menuisier qui rentre au logis, sa journée finie, et fait jouer son fils, petit blondin, rose, espiègle, qui serre dans sa main le pauvre oiseau, et lutine son chien qui le guette. Cette façon de présenter la sainte famille approche trop du ridicule pour ne pas nuire à la religion. Les imitateurs de Murillo ne s’arrêteront pas sur la pente : j’ai vu à Cadix la sainte Vierge cousant pendant que son fils balaie. De tels modèles d’humilité, acceptables peut-être dans un catéchisme, sont fâcheux en peinture.

Autant le talent de Murillo est écrasé par une vaste composition historique, autant il est libre et enchanteur devant une petite toile, où l’histoire devient presque du genre, où la finesse des figures tient lieu de style, où l’effet général doit charmer plutôt que saisir. Certes la Vision d’Ezéchiel par Raphaël montre quelle grandeur d’inspiration peut trouver place dans un cadre exigu ; mais cette grandeur n’est point nécessaire, elle est un trait de génie, et les talens inférieurs se tirent à moins de frais de difficultés qui sont moindres. Paul Delaroche, à la fin de sa carrière, réduisait à de semblables proportions la peinture religieuse. Murillo l’a fait rarement, et toujours avec succès. L’histoire de l’Enfant prodigue, série de tableaux qui est partagée très inégalement entre la collection de M. de Salamanca et le musée de Madrid, en est une preuve. L’Eliézer à la citerne séduit plus encore ; mais, comme à l’ordinaire, c’est dans les personnages accessoires que réside la séduction. Eliézer et Rébecca