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pleurer ses péchés dans le désert de la Sainte-Beaume ; restées en Camargue, les deux autres Maries y prêchèrent le christianisme, et firent bâtir au bord de la mer un oratoire dans lequel elles furent enterrées. Un prince chrétien, pour mettre leurs cendres à l’abri de toute profanation, fit construire sur l’emplacement même de leur petite chapelle une église qu’il fortifia et entoura d’épais remparts. Cette église, la première élevée dans les Gaules, est celle des Saintes-Mariés. Placée dans une chapelle au-dessus du chœur, une châsse y renferme encore les os des deux Maries. Le 25 mai de chaque année, on va adorer en pèlerinage ces saintes reliques, qui ce jour-là seulement sont descendues sur l’autel. Il suffit, assure-t-on, de toucher avec foi la sainte châsse pour être guéri de tout mal et voir ses vœux exaucés. On comprend dès lors que de tous les points de la Camargue paralytiques et fiévreux aillent aux Saintes-Mariés demander la santé, en même temps que femmes et filles y prient pour leurs enfans ou leurs fiancés.

Se rappelant que, pour se les rendre plus favorables, il est d’usage d’offrir un ex-voto aux saintes, Manidette ouvrit son armoire, y prit un joli coquillage et l’enferma dans un petit sachet pour le déposer sur leur autel. Trésor le plus précieux de la pauvre demeure, cette coquille était l’oreille de madone qu’Alabert avait autrefois trouvée près de la mer, et qui, croyait-on, avait sauvé Manidette. La jeune fille attendit ensuite avec impatience le 25 mai.

Le grand jour arriva enfin. Manidette n’avait parlé de son projet à personne. Alabert avait été obligé de partir la veille en corvée pour Aigues-Mortes ; mais la jeune fille ne fut pas fâchée d’accomplir seule et libre l’acte qui allait donner à jamais son cœur au gardian. Vêtue de ses plus beaux habits, elle annonça au point du jour à ses parens son désir d’aller en pèlerinage aux Saintes-Maries. Les sauniers firent bien d’abord quelques objections : c’était bien loin, la chaleur menaçait d’être forte ; la lande du Sansouïre était déserte… Elle eut réponse à tout. Son grand chapeau de feutre la garantirait du soleil, son picou rempli d’eau fraîche la désaltérerait en route ; si la lande était solitaire, elle n’y ferait pas de mauvaise rencontre, et puis l’isolement n’était à craindre que jusqu’au Maset. Après avoir dépassé cet endroit, elle trouverait certainement des pèlerins allant aux Saintes-Mariés, et elle se mettrait sous leur sauvegarde. Enfin ne fallait-il pas aller prier pour toute la famille et pour le salin, qui commençait à prospérer ? Cette dernière raison décida les sauniers. Berzile donna un grand bâton à sa fille, et Caroubie entoura son picou d’une tourtiliado (gâteau en forme de couronne et parfumé à l’anis). — Encore si Alabert avait été ici pour t’accompagner ! dit-elle en embrassant sa fille.

Fennète s’approcha de Manidette, et, se penchant à son oreille :