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et d’intérêts que vous avez eu à soutenir, ce ne serait pas pour vous, j’imagine, un grand plaisir que d’être obligé de supporter la société d’un héros de roman ou de drame tyrannisé par ces mêmes passions que vous voulez fuir ; il n’est personne certainement qui regardât comme un délassement de passer une semaine avec une Clarisse Harlowe en chair et en os, ou d’écouter les plaintes de quelque inconsolable Childe Harold. Avec Mme Reybaud, vous n’avez à craindre aucun péril de ce genre ; ni ses héros, ni ses héroïnes ne sont tyranniques et absorbans, et leurs sentimens sont de ceux que vous serez heureux de partager, quel que soit le besoin de far niente de votre cœur et de votre esprit.

De tous les romans contemporains, les romans de Mme Reybaud sont peut-être ceux qui répondent le plus exactement à l’idée que nos pères se faisaient de ce genre de littérature. Ils avaient sur ce point des idées aussi simples que les nôtres sont compliquées, ils avaient même quelque préjugés assez bien fondés que nous ne partageons plus, peut-être à tort. Dans leur pensée, un roman était tout simplement un récit d’amour ou d’aventures, mais surtout d’amour, dont les personnages étaient pris dans le milieu ordinaire de la société, et qui n’avait d’autre but que d’amuser. Nous avons changé tout cela ; nous avons fait du roman une chaire et une tribune, un moyen de vulgarisation et de propagande des idées. Nous avons voulu qu’une histoire d’amour nous invitât à réfléchir sur les lois du mariage, que la description d’un caractère nous présentât le résumé de toute une classe de la société, qu’une idylle campagnarde fût un cours d’économie rurale, et une aventure d’atelier une dissertation concluante en faveur des classes ouvrières. Systèmes philosophiques, vieilles et nouvelles religions, problèmes politiques, il n’est rien que nous n’ayons cru pouvoir faire exprimer au roman. Là ne se sont pas bornées cependant nos prétentions. De ce genre autrefois dédaigné et réputé futile, nous avons voulu faire le premier de tous. Le roman est devenu un poème en prose qui prend les formes les plus diverses, et qui aspire à remplacer tous les genres, depuis l’épopée jusqu’à la simple idylle. Ce n’est pas nous qui blâmerons la transformation que le roman a subie de nos jours. Nous devons à cette révolution de nouveaux plaisirs et un certain nombre de chefs-d’œuvre ; cependant nous ne pouvons nous empêcher parfois de regretter l’humble chrysalide d’où le brillant papillon s’est élancé. En se transformant et en s’agrandissant, le roman a beaucoup trop agi à la manière des parvenus ; il a trop oublié son origine. Le souvenir de l’ancien genre s’est perdu au milieu des splendeurs de date récente. On a fait des poèmes, mais on a souvent oublié de faire des récits. Sous prétexte d’analyse et de poésie, on s’est dispensé d’être concis, rapide et net.