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surtout cette forte et solide empreinte que l’ancien régime y a laissée, cette empreinte qui se rencontre dans le caractère du méridional le plus démocrate, de celui qui se vante le plus bruyamment de ses opinions modernes. Tous les récits de Mme Reybaud sont en réalité des récits de cet ancien régime dont elle a pu voir dans son enfance les passions encore enflammées, les mœurs encore vivantes, et qui est entré pour une grande part dans son éducation. Ces vieilles histoires de couvent qu’elle nous raconte avec une connaissance si exacte, si circonstanciée, des lieux, des habitudes, des détails domestiques de la vie claustrale, elle les a presque vécues, ayant été élevée dans un vieux couvent par des carmélites que la révolution avait sécularisées de la veille. « Je connus ainsi, dit-elle dans la lettre que nous avons déjà citée, les détails de la vie religieuse et les pratiques traditionnelles dont aucun livre ne fait mention. Les nouveaux couvens n’ont nullement la physionomie des anciens. » Le Cadet de Colobrières, Félise, le Moine de Chaalis, sont nés de cette connaissance intime et pour ainsi dire de cette expérience de la vie claustrale, comme ses autres récits : Misé Brun, Mademoiselle de Malepeire, le Cabaret de Gaubert, l’Oncle César, sont nés de la tradition orale et populaire. Aussi la vie qui anime les romans de Mme Reybaud n’est pas cette vie ardente, personnelle, qui naît seulement de l’âme de l’écrivain ; c’est le même genre de vie qui anime la parole transmise par la tradition, le récit oral.

Quoiqu’elle soit très libérale, l’ancien régime a donc fait presque tous les frais de poésie de ses romans. C’est à l’ancien régime que revient l’honneur de ses meilleures peintures et de ses plus intéressans personnages : la description du couvent des Annonciades, que la jeune Félise trouble de sa pétulance et scandalise de ses ardeurs ; celle de la Roche-Farnoux, où trois générations languissent et se dessèchent comme des fleurs privées d’eau, en attendant la mort d’un vieillard qui s’obstine malicieusement à ne pas sortir de ce monde ; celle du château de Colobrières, où la vieille famille des Colobrières meurt noblement de faim, et s’en console en se répétant que noblesse oblige et qu’oisiveté est le premier devoir d’un gentilhomme. Donnez de tels sujets de récit à quelque romancier contemporain, même doué de génie, mais qui n’ait pas reçu l’empreinte et comme le baiser de l’ancien régime expirant : il fera des récits aussi intéressans que ceux de Mme Reybaud, plus grands peut-être, mais à coup sûr moins vrais et moins exacts. Donnez à ce romancier l’histoire de Misé Brun, si vous voulez, et elle pourra lui fournir la matière d’un beau livre ; mais il y a tel détail poétique qui naît de la vérité locale qu’il ne rencontrera jamais, par exemple l’horreur secrète qu’inspire à la jeune femme ce lourd chapelet, insigne de la