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un hêtre. Veux-tu que je te parle en pêcheur ? Les filles, vois-tu, c’est comme les truites ; ne va pas t’amuser à les pêcher à la ligne, il te faudrait attendre que le poisson vînt de lui-même mordre à l’hameçon ; c’est trop long. Prends ton trémailler, mon garçon, et, sans t’inquiéter de rien, lance-le hardiment où cela frétille. Tiens, moi qui te parle, je suis en train, dans ce moment-ci, d’en amorcer une à Alaise, et ce n’est ni la plus laide ni la moins riche du village. Suffit, tu en entendras bientôt parler… Mais voilà que les coqs chantent déjà ; je n’ai que le temps de courir à mon guêpier avant qu’il soit jour. Au revoir, Fillette ; n’oublie pas la chèvre et l’agneau.

Gaspard s’éloigna ; Michel retourna à ses fourneaux, plus agité et plus malheureux que si toutes les guêpes du champ du braconnier l’eussent percé de leurs aiguillons. La jeune fille sur laquelle Gaspard avait jeté ses vues était, d’après son dire, une des plus riches et des plus jolies d’Alaise évidemment il avait voulu parler de Cyprienne. Ce jour-là, Michel laissa brûler un de ses fours ; c’était la première fois que lui arrivait pareil malheur. Alaise n’a que trente-quatre feux, partant peu de filles nubiles, ou, si l’on aime mieux, peu de pots de fleurs sur les fenêtres. Les pots de fleurs sont, dans les campagnes jurassiennes, l’enseigne des filles à marier, enseigne involontaire, mais qui n’en est pas moins infaillible. La jeune villageoise aime les fleurs et se plaît à en orner ses fenêtres ; une fois pourvue d’un mari et les soucis venus, giroflées, œillets et rosiers, disparaissent bien vite. À en juger par cette enseigne d’un nouveau genre, Alaise comptait alors vingt-sept filles à marier ; mais les deux tiers étaient ou trop pauvres ou trop peu jolies pour répondre au signalement donné par Gaspard. Michel se mit à passer en revue le tiers restant en parcourant par la pensée chaque maison l’une après l’autre.

À la première, deux sœurs d’un caractère bien différent : l’une méchante et colère, surnommée la Bise-Noire, l’autre douce et calme à l’excès ; cette dernière avait pour surnom la Pacifique, elle était le souffre-douleur de tous les siens. Personne au monde n’eût voulu de la Bise-Noire, et quant à la pauvre Pacifique, elle était si calme et d’humeur si peu romanesque, que le trémailler de Gaspard ne pouvait pas avoir fait pêche de ce côté-là. La maison suivante était appelée dans le village le Paradis, et c’était bien le paradis sur terre, selon le mot du pays. Sept enfans, dont trois filles, y vivaient, sous la direction de sages et pieux parens, dans l’amour du travail, les bonnes mœurs et l’union la plus parfaite. Gaspard n’avait également rien eu à entreprendre là, rien non plus aux pots de fleurs suivans, qui allaient bientôt disparaître, car la jeune villageoise qui les arrosait était au moment de se marier, et déjà les ouvrières en