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robes et en linge remplissaient la maison. Un peu plus loin demeurait la Belle-Image, villageoise moins sage que jolie, qui trois fois déjà avait eu le cerisier. Gaspard n’eût pas pris le ton si haut pour célébrer un si facile triomphe. Restait Cyprienne ; plus de doute, c’était elle que le braconnier avait voulu désigner. Michel se la représenta malheureuse par cet indigne garçon, déshonorée peut-être, et son cœur saigna. Il l’aimait tant et craignait tant pour elle, qu’il eût consenti à n’être que son frère pour avoir le droit de veiller sur son honneur et de la protéger.


II

Gaspard n’avait pas fait une vaine fanfaronnade. Moins de quinze jours après sa rencontre avec le charbonnier, les deux villages ne s’entretenaient plus que de ses amours avec la belle Cyprienne. On les avait vus causer ensemble près du rucher ; Gaspard, qui depuis plusieurs années n’avait pas paru à l’église, était à la messe le dimanche précédent ; Cyprienne, si coquette jusqu’alors, s’était montrée tout à coup froide envers les autres garçons. Michel ne pouvait plus descendre à Alaise ou à Sarraz sans avoir le cœur déchiré par vingt récits de ce genre. Pour se soustraire à une telle torture, il prit le parti de passer hors du massif toutes ses journées du dimanche en excursions à travers les régions les plus sauvages du pays. Michel s’applaudissait beaucoup de ces courses désordonnées, qui changeaient le cours habituel de ses pensées. Il avait résolu de visiter un dimanche la sauvage cascade du Pont-du-Diable et la magnifique forêt de sapins qui commence à moins de deux lieues d’Alaise ; mais le dimanche venu, au moment même où il allait se mettre en route, l’image de Cyprienne s’empara si fortement de lui qu’il ne put résister au désir de la voir. Il alla à Alaise, la vit au sortir de la messe, n’osa point lui parler, joua aux quilles (le jeu de quilles touchait à la maison de la belle villageoise), et perdit tout ce qu’il avait apporté d’argent. Cette journée fut loin cependant de lui être défavorable. Comme il retournait au Fori, découragé et tout mécontent de lui-même, il s’entendit appeler par un individu posté au bord du bois, et qui n’était autre qu’Urbain Bordy, le père de Cyprienne.

— J’ai à te parler, lui dit Urbain ; mais d’abord avoue une chose : tu aimes Cyprienne, n’est-il pas vrai, mon garçon ? Allons, ne rougis pas ; je suis bien loin de t’en faire des reproches.

Michel avoua son amour en exprimant toute sa surprise de voir le père de Cyprienne initié à un secret qu’il croyait n’avoir jamais laissé soupçonner à qui que ce fût.

— C’est bien simple, mon garçon, dit le père Urbain ; à mon âge,