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fixa sur moi ses yeux encore humides de larmes. Son regard me parut transformé.

— Je vois que vous aimez la nature ? repris-je. Ce n’était pas là du tout ce que j’avais voulu dire, et j’eus de la peine à balbutier la fin de cette phrase. Elle secoua la tête. Je n’étais plus en état de prononcer une syllabe… J’attendais je ne sais quoi ;… était-ce un aveu ? Allons donc ! J’attendais un regard confiant, une question… Mais Lise tenait les yeux baissés et se taisait. Je répétai encore à demi-voix : « Pourquoi ? » et restai sans réponse. Je voyais qu’elle était gênée et presque honteuse.

Un quart d’heure après, nous étions assis tous les quatre dans la voiture et nous nous approchions de la ville. Les chevaux couraient d’un trot régulier ; nous roulions rapidement à travers l’air frais et obscur. Je me mis à causer, m’adressant toujours soit à Besmionkof, soit à Mme Ojoguine. J’évitais de tourner les yeux vers Lise, mais je pouvais remarquer que ses regards erraient au-delà du coin de la voiture, et ils s’arrêtèrent plus d’une fois sur moi. Arrivée à la maison, elle reprit son empire sur elle-même ; mais elle ne voulut cependant pas continuer notre lecture, et elle alla se coucher de bonne heure. La crise, cette crise dont j’ai parlé, venait de s’accomplir en elle. Elle avait cessé d’être une enfant, elle aussi commençait à attendre… comme moi. Elle n’attendit pas longtemps.

Je rentrai ce soir-là avec un enchantement dans le cœur. Quelque chose de vague qui avait germé en moi comme un pressentiment, comme un soupçon, s’évanouit soudain. Je mis sur le compte de la pudeur virginale et de la timidité cette subite contrainte que j’avais remarquée dans la manière d’être de Lise vis-à-vis de moi… N’avais-je pas lu mille fois, et dans beaucoup d’ouvrages, que la première apparition de l’amour trouble et effraie une jeune fille ? Je me sentais excessivement heureux et me livrais déjà à toute sorte de projets…

Si quelqu’un m’avait alors dit à l’oreille : « Tu fais fausse route, l’ami ; ce n’est pas là ce qui t’attend, frère. Ce qui t’attend, c’est la mort dans l’isolement, sous le toit d’une vilaine maison délabrée, au bruit des gronderies insupportables d’une vieille mégère qui guette impatiemment ta dernière heure afin de vendre tes vieilles bottes !… » Oui, je me sens malgré moi porté à répéter avec un grand philosophe russe : « Comment savoir ce qu’on se sait pas ? » À demain.


25 mars. — Neigeuse journée d’hiver.

Je viens de relire ce que j’ai écrit hier, et j’ai été au moment de tout déchirer. Il me semble que je raconte avec trop de sensiblerie