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et que j’entre dans trop de détails. Pourquoi, du reste, ne me passerais-je pas cette petite fantaisie, puisque les autres souvenirs de cette époque ne peuvent m’offrir que cette jouissance d’espèce particulière que Lermontof a en vue lorsqu’il dit qu’on trouve à la fois de la souffrance et de la joie à irriter les cicatrices d’une ancienne blessure ? Mais il faut enfin savoir s’arrêter. Voilà pourquoi je continue sans aucune sensiblerie.

Pendant la semaine qui suivit notre promenade, ma situation ne s’améliora pas le moins du monde, et pourtant la transformation de Lise devenait plus frappante de jour en jour. Je le répète, je m’étais expliqué ce changement de la manière la plus flatteuse pour moi… Le malheur des gens solitaires et timides, — timides par amour-propre, — consiste en ce que tout en ayant des yeux, en les écarquillant même, ils voient tout sous un aspect faux, comme s’ils regardaient à travers des lunettes de couleur. Leurs propres pensées et leurs propres observations les troublent à chaque pas. Aux premiers jours de notre liaison, Lise était libre et confiante avec moi comme un enfant, il est même possible qu’il y eût dans cette manière d’être quelque inclination naïve… Mais lorsque s’accomplit cette crise étrange et presque instantanée elle se sentit, après une courte incertitude, gênée en ma présence ; elle me fuyait involontairement et se montrait en même temps triste et rêveuse… Elle attendait… Qu’attendait-elle ? Elle n’en savait rien elle-même,… et moi,… moi, j’étais heureux de ce changement… Je suis prêt à convenir d’ailleurs que tout autre aurait pu s’y tromper à ma place, car qui donc est sans amour-propre ? Il est inutile de dire que tout cela ne devint clair pour moi que dans les derniers temps, lorsque je fus enfin obligé de replier mes ailes froissées, ces ailes qui ne m’auraient jamais porté ni haut ni loin.

Ce malentendu entre Lise et moi dura toute une semaine, et il n’y a là rien d’étonnant : il m’est arrivé d’être témoin de malentendus qui ont duré des années. Quel est celui qui ose dire que la vérité seule est réelle ? Le mensonge est tout aussi vivace que la vérité ; peut-être l’est-il plus encore. Je me souviens en effet que pendant cette semaine même mon ver rongeur, le doute, se remua plus d’une fois dans mon cœur… Mais les hommes solitaires de notre espèce ne sont pas plus en état de comprendre ce qui se passe en eux que ce qui s’accomplit sous leurs yeux. Et l’amour serait-il par hasard un sentiment naturel ? Est-il dans la nature de l’homme d’aimer ? L’amour est une maladie, et les maladies ne sont soumises à aucune règle. J’admets que mon cœur se soit parfois serré d’une manière désagréable ; c’est que tout était sens dessus dessous en moi. Comment donc reconnaître ce qui est vrai ou faux, et quelle raison,