Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/226

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mêmes sujets, les mêmes personnages, les mêmes spectateurs; ce sont souvent les mêmes auteurs. Pour les supériorités de style, de ton, de tenue, nous avouons les avoir vainement cherchées. À quelque école que l’on appartienne, que l’on invoque Aristote ou Schlegel, que l’on soit rigoureux ou accommodant sur les questions de grammaire, de forme et d’étiquette, on sera forcé de conclure comme nous. Nous défions le plus vigilant gardien des traditions et des hiérarchies de nous dire en quoi la Loi du Cœur ressemble plus à la vraie comédie que la Poudre aux Yeux ou telle autre pièce du même répertoire.

Ainsi donc décomposition et par cela même diffusion, anarchie, promiscuité des genres, déperdition de vie ou de force comique aux dépens de la scène par excellence, au profit des scènes secondaires, le tout par la faute des circonstances, des auteurs, des directeurs et du public, voilà ce qui nous frappe dans l’état actuel du théâtre, et ce qui n’est que la conséquence des transformations accomplies depuis soixante ans dans la société tout entière. Rapidité des communications par les chemins de fer, égalité moderne, organisation des finances de la littérature et du théâtre, tout cela a son prix et marque un progrès général auquel il serait pénible de renoncer : le mieux est de se résigner et de balancer paisiblement les inconvéniens et les avantages.

On le voit, c’est sans parti-pris hostile que nous signalons quelques-uns de ces symptômes, qui tiennent aux conditions mêmes de notre époque, et dont la plupart ne datent pas d’hier. M. Scribe, à vrai dire, dont le nom n’est pas de trop ici, a personnifié le premier ce nivellement dramatique, l’avènement au théâtre de cette égalité qui supprime les barrières et confond les hiérarchies. Le jour où l’on vit le même homme, sans presque changer sa manière et surtout sans châtier son style, passer lestement des scènes secondaires à la Comédie-Française, écrire avec la même aisance et presque avec le même succès un vaudeville, un opéra-comique, un ballet et une comédie en cinq actes, on put comprendre qu’une révolution venait de s’accomplir, qu’il n’y aurait bientôt plus, en fait de théâtres, de grands ni de petits, et que les différences seraient désormais assez légères pour qu’une main souple et habile suffit à les combler. Le jour où M. Scribe révéla une autre face de son infatigable esprit et organisa un ministère des finances dramatiques, il fut tout aussi évident que la bourgeoisie, avec ses qualités et ses défauts, prenait pied dans ce monde où la fantaisie avait promené jusqu’alors le libre cortège de ses rêves dorés et de ses joyeuses misères. Loin de nous la pensée d’amoindrir M. Scribe! Ce qu’il lui a fallu de dextérité, d’ingéniosité, d’invention aimable, d’inépuisables ressources, pour se multiplier ainsi pendant quarante ans et se varier à l’infini en se ressemblant toujours, on l’a déjà dit, on le dira encore. M. Octave Feuillet, que l’Académie française, bien heureusement inspirée, vient de lui donner pour successeur, trouvera, nous n’en doutons pas, des traits pleins de finesse et