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de charme pour peindre cette figure, qui sut se créer sur le fond commun sa piquante originalité; mais, si spirituel ou si éloquent que soit le panégyriste, il lui sera difficile d’imaginer, pour louer son prédécesseur, quelque chose de mieux que l’hommage involontaire que vient de recevoir la mémoire de Scribe pendant ces deux soirées consécutives où nous avons vu tour à tour M. Victorien Sardou au Théâtre-Français et au Gymnase : ici, la Papillonne, une chute qui serait sans conséquence, si l’on ne condamnait pas à vivre une pièce qui ne demandait qu’à mourir; là, la Perle noire un succès très peu concluant, à notre avis, en l’honneur des procédés favoris de l’auteur des Pattes de Mouche et des Femmes fortes.

Nous ne voudrions pas que ce rapprochement ressemblât, sous notre plume, à une épigramme contre un homme dont le talent est incontestable, et qui a su conquérir, en moins de deux ans, une situation presque exceptionnelle dans le théâtre contemporain. Cependant on nous a redit à satiété que M. Sardou allait recueillir la succession, non pas académique, — c’est la moindre, — mais dramatique, de l’auteur du Verre d’eau, et en effet il se rapproche déjà de M. Scribe par l’ubiquité : on ne parle que de M. Sardou, des pièces de M. Sardou, reçues, répétées, demandées de toutes parts. On ne peut pas dire de lui, comme d’un poète jadis à la mode, que « l’on répète déjà les vers qu’il fait encore; » mais l’on répète déjà les pièces qu’il n’a pas encore faites. Il n’est donc pas inutile de constater certaines nuances, bien finement indiquées ici même par M. Emile Montégut. M. Scribe est rarement vrai et plus rarement vraisemblable; mais l’invraisemblance chez lui se sauve par l’heureux accord qu’il sait mettre dans toutes les parties de cet aimable petit monde dont il dispose à son gré. Une fois la gamme admise, le ton est juste et caresse agréablement l’oreille. Son art consiste surtout à être de son temps et de son pays, à signer d’ingénieux traités de paix entre le sentiment et le bon sens, à renvoyer également contens du traité les esprits romanesques et les esprits raisonnables : si les caractères, le dialogue et le incidens sont d’une vérité contestable, ils sont du moins d’une vérité relative; ils s’expliquent et se font accepter les uns par les autres. L’auteur ne cherche pas ailleurs que dans les rapports naturels des personnages avec le drame les moyens de se tirer d’affaire; il embrouille et débrouille le fil sans le leur arracher des mains. Aussi, lorsqu’après avoir poussé à bout notre curiosité, il nous laisse entendre, au dénoûment, que nous avons été ses dupes, il est amnistié d’avance. Nous nous reconnaissons les complices de la mystification, et elle nous a trop amusés pour que nous soyons tentés de nous plaindre. M. Scribe, en un mot, n’a obtenu des succès si prolongés et si cosmopolites que parce qu’il est avant tout un esprit français, nous dirions presque un esprit parisien.

Le talent de M. Victorien Sardou a une physionomie américaine, et nous n’en voudrions pour preuve que ses deux traits dominans : le positif et le merveilleux, ou, si vous aimez mieux, le matériel et le surnaturel; il semble