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vient, de tous les points du globe, prendre sa part des plaisirs parisiens, l’essentiel est de doubler heureusement ce cap des tempêtes qu’on appelle la première représentation. Si l’enthousiasme s’élève à une certaine température, le tour est fait, la partie gagnée, et en voilà pour une centaine de soirées. Si par extraordinaire ce public spécial, spirituel et variable proteste et se déclare mécontent, on ne se tient pas pour battu, on essaie de lutter, de réagir, d’en appeler au public facile, et l’on prolongerait volontiers le débat, s’il se traduisait en grosses recettes. Cela réussit quelquefois quand l’auteur est aimé, quand la pièce, après tout, a des scènes amusantes ; mais nous avons pu constater récemment, en deux circonstances mémorables, que cela ne réussissait pas toujours. Il suffit d’ailleurs de rappeler con)bien est contraire aux vrai intérêts de l’art dramatique cette manière d’éluder ou de récuser un arrêt qui pèche rarement, il faut en convenir, par un excès de sévérité.

Nous ne croyons pas que la Perle noire soit une revanche complète pour M. Sardou. La Papillonne ne concluait rien contre son talent ; c’était une débauche d’esprit dont le plus grand tort avait été de se tromper de chemin. La Perle noire au contraire rentre dans la manière habituelle de l’auteur des Pattes de Mouche, et montre combien son procédé serait prompt à s’user, s’il y insistait trop complaisamment. Le premier acte est ennuyeux comme une légende allemande cultivée dans les bosquets du Gymnase, froid comme un intérieur flamand peint en grisaille. Le second acte se ranime à la voix du bourgmestre : celui-ci déploie, dans son interrogatoire, cette science de l’induction, cet art d’arriver du connu à l’inconnu, où excelle M. Sardou, art dont Edgar Poë lui a donné les premières leçons, et qui imprime aux objets matériels, traversés par cette pénétrante analyse comme par un fluide magnétique, quelque chose de la vie même des personnages ; mais au dénoûment, quand les effets compliqués et, pour ainsi dire, scientifiques de la foudre servent à disculper l’innocente Christiane, on a généralement regretté le couvert d’argent si naïvement dérobé par la pie voleuse. Tout le monde a déjà remarqué que la Perle noire n’est qu’une ingénieuse variante du mélodrame populaire immortalisé par Rossini ; ce que l’on peut ajouter, c’est qu’à force de raffinement et de subtilité un auteur enclin à faire du neuf avec du vieux risque de dépasser ou de manquer le but au lieu de l’atteindre. Dans la Pie voleuse, tout est naturel et à sa place, le père, l’amant, le bailli libertin, le fermier, la fermière et la servante. Tout l’intérêt consiste à savoir si le vrai coupable se découvrira assez tôt pour sauver la pauvre Ninette. C’est vulgaire peut-être, mais que Rossini verse là-dessus les trésors de sa mélodie, ce drame villageois s’élève jusqu’au pathétique et au tragique. L’auteur de la Perle noire a cru que l’effet d’émotion redoublerait d’intensité, s’il nous tenait en suspens jusqu’à la fin, si, tout en nous laissant comprendre que Christiane est innocente, il nous laissait ignorer à la fois comment cette innocence se prouvera et quel est le vrai coupable.