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et non point d’en profiter pour satisfaire quelque passion mignonne. On est heureux de se sentir délivré des exaltations chimériques, des enthousiasmes gallomanes, des systèmes qui n’attestent qu’un esprit aveuglé par la vanité ou par un parti-pris, par une sorte de monomanie. Notre école historique avait eu de brillans débuts, et il lui avait été beaucoup donné; mais que de nobles facultés faussées dans leur résultat par un mauvais biais de la volonté! que de belles aptitudes qui n’ont produit que des œuvres manquées parce qu’elles ne se sont point employées à voir juste ! Avec son merveilleux instinct de divination, M. Michelet n’est bien souvent qu’un sybarite d’imagination qui pense pour se donner la jouissance et l’ivresse de visions du plus prestigieux effet. M. Henri Martin est patient et érudit; il a la force de la volonté, mais c’est un druide; il croit à la métempsycose, il veut croire aux voix miraculeuses de Jeanne d’Arc pour faire en elle l’apothéose de la France; il est décidé à expliquer les vertus des Germains par un vice, les vices des Gaulois par une vertu, et tout cela sans feu ni flamme, sans le charme comme sans l’excuse d’un entraînement d’imagination. L’exaltation est toute de tête, c’est une fièvre à force d’idée fixe; il va jusqu’à déclarer froidement que la France au XVIe siècle ne devait ni rester catholique ni devenir protestante, mais se faire rabelaisienne, probablement parce que Rabelais était le descendant des druides. Et que dire de tant d’autres chez qui la philosophie et la morale se façonnent leur idéal d’après la France, au lieu de juger la France d’après un véritable idéal?

Ce n’est point cependant que les élémens d’une excellente histoire ne se rencontrent pas chez nous. M. Godwin, l’historien américain dont nous allons parler, qui n’a pas la prétention d’être un novateur, en a su recueillir une ample moisson dans les ouvrages de M. Guizot, de Sismondi, de Lehuérou, de M. Amédée Thierry et de son illustre frère, qui avait à un si haut point l’imagination historique, qui aurait pu laisser des travaux si complets, s’il eût été moins porté à faire de la polémique courante avec le passé. Ce qui appartient surtout en propre à l’écrivain américain, c’est le mérite d’avoir su apprécier avec discernement les données de la science moderne, en cherchant d’un cœur droit celles qui étaient réellement les plus conformes aux faits ou les plus propres à les expliquer; c’est le mérite d’avoir regardé au-delà, de ses premières impressions, de s’être appliqué à n’assigner aux diverses influences que leur vrai rôle, et d’avoir ainsi composé une œuvre sensée et satisfaisants qui donne une idée juste de notre histoire, qui trouve moyen de résumer tous les matériaux connus et d’augmenter vraiment les connaissances du lecteur, au lieu de lui transmettre seulement des erreurs, des préventions et de fâcheux penchans de nature à enfanter encore dans son esprit de nouvelles méprises.

Si l’on y réfléchissait sérieusement, quelle grave responsabilité que celle de l’historien ! Que de mal permanent il peut faire en cédant à un mauvais entraînement, en se laissant aller à émettre une appréciation viciée par un manque de conscience! De sa faiblesse d’un moment peut découler pendant de nombreuses générations toute une lignée d’injustices, de haines nationales, de folies présomptueuses, entraînant elles-mêmes des guerres, des échecs pour son pays, des souffrances pour les multitudes. de la faute qu’il eût pu éviter peuvent sortir des vices d’esprit qui deviendront