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sainte russe, je me trouvai enfin aux portes de Véliki-Oustioug, où j’avais résolu de changer mes habitudes de voyage. J’avais quitté Irbite le 13 février : il y avait donc à peu près deux mois que je menais cette vie, une véritable vie sauvage, dans les forêts et les neiges.


III.

Bien avant mon arrivée à Véliki-Oustioug, j’avais pris un nouveau rôle approprié aux circonstances. Commis-marchand jusqu’à Irbite, depuis et pendant toute la traversée des Ourals ouvrier cherchant du travail dans les établissemens de Bohotole ou les sauneries de Solikamsk, dès que j’eus quitté cette dernière ville, je m’étudiai peu à peu à prendre le caractère et les allures d’un pèlerin allant saluer les saintes images du couvent de Solovetsk, dans la Mer-Blanche; je devins un bohomolets, selon le mot consacré du pays, ce qui veut dire littéralement « un adorateur de Dieu. » Le culte des images miraculeuses est très répandu en Russie; quatre lieux de pèlerinage sont renommés surtout, et attirent des visiteurs innombrables : ce sont Kiow, Moscou, Véliki-Novgorod et le couvent de Solovetsk. Beaucoup de Russes, même de riches marchands, visitent ces quatre sanctuaires l’un après l’autre, et un tel voyage à pied leur prend alors plusieurs années. J’ai rencontré à Onéga deux femmes (dont l’une très jeune encore) qui avaient accompli courageusement et jusqu’au bout cette pieuse tournée, et revenaient dans leur pays natal, au-delà des monts Ourals et Verkhotourié, dans le gouvernement d’Irkoutsk. La plupart se contentent cependant de visiter le sanctuaire le plus rapproché, et c’est ainsi que le monastère de Solovetsk attire tous les ans des milliers de fidèles venus des contrées du nord et même de la Sibérie. Ils font ce voyage en hiver, les chemins devenant impraticables dans les autres saisons. Ces bbohomolets, hommes et femmes, sont partout bien vus et bien reçus, quoiqu’il se trouve parmi eux plus d’un coquin qui fait métier de cette piété ambulante pendant des années. Le paysan russe en effet ne regarde pas seulement l’entrée d’un bohomolets dans sa chaumière comme une bénédiction, et il ne se borne pas à lui donner une hospitalité cordiale et l’aumône; il lui confie encore de l’argent pour le déposer dans les sanctuaires et y faire réciter à son intention des prières ou brûler des cierges. Moi-même j’ai été ainsi forcé, en ma qualité de pèlerin, de me charger des pieux dépôts des pauvres gens.

Le respect universel dont est entouré le pèlerin, le peu de probabilité qu’avec ce caractère je fusse exposé aux demandes trop fréquentes de passeport, l’espoir de m’attacher à un de ces groupes