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de bohomolets et de m’y perdre, tout me conseillait cette nouvelle transformation. En traversant les plaines de Petchora, je fis la rencontre de plus d’une de ces pieuses compagnies se dirigeant vers Véliki-Oustioug; mais, tout en me disant confrère, j’évitais cependant de m’attacher à elles : je craignais de me trahir par un commerce trop prolongé, et je ne fis d’abord qu’étudier furtivement leurs habitudes de dévotion. Enfin, arrivé près de Véliki-Oustioug, je me crus assez au fait déjà de la situation pour pouvoir affronter sans danger une vie commune et constante avec une des troupes des adorateurs de Dieu. Entré dans la ville et stationnant sur la grande place du marché, je me trouvai néanmoins assez embarrassé, lorsque par bonheur un jeune homme en costume bourgeois, sortant d’une des boutiques environnantes, s’approcha de moi et m’interpella.

— Un bohomolets allant au monastère de Solovetsk?

— Oui.

— J’y vais aussi, moi. Avez-vous un logement?

— Pas encore, je ne fais que d’arriver.

— Venez alors avec moi. Nous sommes assez nombreux déjà, il est vrai; mais il y aura encore de la place pour vous. Notre hôtesse est une très bonne femme ; elle nous fait la cuisine et cuit notre pain. Je viens justement d’acheter de la farine et du gruau.

Il désigna le sac qu’il portait sur le dos.

Je m’empressai de suivre mon guide, qui s’appelait Maxime et était du gouvernement de Viatka. Bientôt nous atteignîmes notre demeure, où dans deux izba se trouvaient entassés plus d’une vingtaine de pèlerins, hommes et femmes. Personne ne me demanda mon passeport, et l’hôtesse se chargea complaisamment de me cuire mon pain. Les relations d’amitié furent vite établies avec mes commensaux, aussi bien qu’avec beaucoup d’autres pèlerins qui remplissaient la ville au nombre de deux mille; ils attendaient tous le dégel de la Dvina pour se faire transporter par les radeaux et les barques à Archangel, et de là au couvent de Solovetsk. Que de physionomies bizarres, curieuses, instructives, je pus étudier à cette occasion parmi mes pieux confrères! Que de visages expressifs, depuis l’ascétisme le plus sincère et parfaitement détaché de ce monde jusqu’à la piété bien avisée qui savait concilier les intérêts du ciel avec ceux de la terre, depuis la béatitude devenue presque idiote jusqu’à la fourberie la plus astucieuse et la plus hypocrite! Un Léonard de Vinci y aurait trouvé une ample collection de modèles, aussi bien pour ses apôtres que pour son Judas.

Il fallut subir toutes les conséquences de ma situation, et force me fut, surtout pendant la semaine sainte, non-seulement de nasiller d’interminables cantiques dans l’izba en compagnie de mes