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étrangers ; mais comment me présenter en un tel lieu dans mon costume de simple paysan ? Oh ! que cette dernière nuit passée dans le dvorets fut triste et sombre ! C’est la pensée d’Archangel qui m’avait seule donné la force d’affronter les périls les plus extrêmes, de supporter les plus terribles privations. Eh bien ! arrivé enfin au but de mes efforts, il me fallait les reconnaître inutiles et fuir la cité que je m’étais si longtemps obstiné à saluer comme un lieu de délivrance !


IV.

Je ne suis pas allé jusqu’au monastère de Solovetsk, mais j’ai recueilli sur ce lieu de pèlerinage d’assez nombreux détails. À deux cent quatre-vingts verstes à l’ouest d’Archangel, dans la Mer-Blanche, se trouve un groupe d’îles dont la plus grande porte le nom de Solovetsk. Originairement habitée par les Finnois, elle fut ensuite occupée par les intrépides trappeurs (promychlenniki) de l’antique république de Novgorod, puis elle devint l’asile de saint Zosime, qui y fonda une petite maison et une chapelle en bois. Après lui vinrent d’autres cénobites. Un couvent de tcherntsé se forma, qui, bientôt célèbre par ses miracles, s’enrichit des offrandes des fidèles et fut doté à la fin d’une forteresse destinée à garder les trésors recueillis. Avec la république de Novgorod, Solovetsk et son monastère passèrent sous la domination des tsars, qui en augmentèrent surtout les fortifications. Dans le temps du faux Démétrius, des partisans de Boris Godounov se réfugièrent avec leurs richesses dans la forteresse de l’île sainte, et y opposèrent une résistance acharnée « aux plus intrépides cavaliers du prétendant, » comme dit la tradition. Étaient-ce par hasard nos célèbres Lissoviens, nos hardis cavaliers du XVIIe siècle ? Cette défense ajouta à la gloire de l’île, qui occupe, après Kiow, le premier rang parmi les lieux saints des Russes.

La situation de Solovetsk dans une région glaciale et difficilement abordable y rend toute culture presque impossible. Depuis quelque temps cependant, et grâce au travail des moines, il pousse dans l’ile des légumes, notamment des choux ; mais le blé, la farine, le gruau, l’huile et les autres comestibles ne lui arrivent que d’Archangel. Les religieux savent fabriquer eux-mêmes le kvass, qui y est très renommé ; ils possèdent en outre un moulin, un peu de bétail et même quelques chevaux. Tout près du cloître se trouvent de vastes magasins où les pèlerins déposent leurs bagages et reçoivent un numéro en échange. Bien plus vastes et plus nombreux sont les bâtimens destinés à héberger les bohomolets. Ce sont de grandes salles meublées de longues tables et de bancs, où les fidèles demeurent, couchent et prennent leurs repas ; les compartimens des hommes