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choté plusieurs fois à l’oreille, à savoir que le prisonnier de Solovetsk était un frère de Nicolas, le grand-duc Constantin lui-même !...

Pour en revenir à ma propre histoire, le lendemain de la triste nuit où je pris la résolution de renoncer à toute tentative d’évasion par le port d’Archangel, je me levai au point du jour, me fis remettre mon bagage par le concierge du dvorets, et déclarai mon intention de me rendre au monastère de Solovetsk. Après avoir acheté quelques pains et du sel, je traversai la Dvina et pris en effet la direction du promontoire occidental situé en face de l’île sainte. La journée était belle et chaude, le pays plat, mais désert et sauvage. Le soir, j’arrivai à un petit hameau, et je me décidai à y prendre un bain russe, devenu indispensable après un séjour si prolongé au milieu des saints. Les Russes, même le bas peuple, usent fréquemment de ces bains, surtout le samedi et les veilles de fête. La maison de bains est d’ordinaire un simple enclos en bois où se trouve un grand poêle de deux mètres carrés, formé de briques ou de pierres brutes qui ne sont retenues par aucun ciment; la cheminée est absente, et la fumée sort par les trous du plafond. Quand les pierres ont été fortement chauffées, on y verse de l’eau froide, et la vapeur, en se dégageant, remplit toute la chambre, transformée ainsi en une salle de bain.

Au sortir de cette étuve improvisée, j’eus l’envie inexplicable de boire du lait, et j’allai en chercher dans une cabane que m’indiqua mon hôte. J’y trouvai trois femmes, et, après avoir fait les signes de croix de rigueur, je leur exprimai mon désir. Elles me donnèrent une très petite mesure pour la monnaie que j’offrais, et avec une mauvaise grâce que je ne sus d’abord à quoi attribuer. Pendant que je buvais à petites gorgées, une conversation s’engagea, et j’eus enfin le mot de l’énigme. Elles appartenaient à la secte des staroviertsi ou vieux croyans, et à la manière dont j’avais fait le signe de la croix elles avaient reconnu en moi un déplorable orthodoxe. Elles ne me cachèrent pas leur regret de voir un homme si pieux, un bohomolets, engagé dans une voie de perdition certaine; elles me montrèrent ensuite la véritable manière de faire mon salut, et, las de disputes, je finis par l’adopter. Ces bonnes femmes en furent si heureuses qu’elles donnèrent au néophyte trois nouvelles mesures de lait sans vouloir accepter d’argent; elles me congédièrent en faisant des vœux fervens pour que Dieu me maintînt dans les voies de la conversion. Hélas! ces vœux ne se réalisèrent pas : à peine de retour chez mon hôte, je dus de nouveau me signer selon le rite orthodoxe.

Je poursuivis ma route et je marchai plusieurs jours par un pays marécageux, à travers des bois de sapins chétifs et rabougris où il me fallut souvent coucher. Je reconnaissais de plus en plus le cli-