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villes, prend son vol dans la campagne, traverse les mers et se répand jusque dans les plus lointaines solitudes. Eh bien! les jours du carnaval ont, comme ce jour sacré, une sorte d’action magnétique qui seulement est beaucoup plus restreinte, car il faut être jeune pour la sentir. »

Mais un homme à cette époque de la vie et dans cet état de l’âme qui ont produit chez nous un poète frère à la fois de Byron et de La Fontaine, — un homme qui, malgré de cruelles épreuves, n’a pas encore désespéré du plaisir, reconnaîtra même au sein d’un désert l’heure où, dans les carrefours des grandes villes, le carnaval passe avec ses torches et ses trompes. Il sera effleuré à travers l’espace par la danse des masques. Laërte, malgré les sévères inspirations de sa récente retraite, était propre encore à subir cette action occulte du carnaval. Il regardait sur le seuil de sa tente cette vaste campagne d’Alger où la nuit ouvrait ses ailes avec majesté, et les apparitions les moins faites pour hanter de semblables lieux l’assaillaient en foule dans ces régions imposantes. Les discours du Biskri répondaient si singulièrement à ses pensées qu’il se mit à les écouter avec complaisance. L’Arabe racontait à sa manière la mascarade d’Alger, la cohue qui le soir se pressait aux abords du théâtre, les grands cris, les accords d’instrumens qui sortaient de cette maison illuminée où les chrétiens allaient se livrer aux transports de leur folie volontaire. Tandis que son serviteur parlait, Laërte se sentait envahi par une fantaisie impérieuse qu’il essayait vainement de repousser. Il se disait qu’après tout il était séparé par quelques lieues à peine de la ville où se passaient ces fêtes, liées pour lui à tant de souvenirs, que le galop d’un bon cheval le transporterait en quelques instans de l’ombre et de la solitude au sein de la lumière et du bruit, qu’il pourrait enfin faire dans la vie civilisée une rentrée semblable à celle d’un spectre dans la société des vivans. Cette dernière pensée surtout agissait avec force sur lui. Il était de ces hommes que le passé attire, parce que le passé représente une chose placée hors de notre pouvoir par le destin. C’était presque un retour dans le passé que lui ferait faire l’extravagante équipée dont il concevait le projet. De plus, quel attrait aurait pour lui une entreprise si pleine de périls! Son vieux compagnon, le danger, serait de la partie qu’il méditait; il le mènerait avec lui au bal masqué. Laërte n’était pas de ces gens qui délibèrent longtemps pour accomplir n’importe quoi acte de leur existence. Un très simple et très court raisonnement venait toujours à son aide pour terminer ses hésitations. «Comme en définitive, se disait-il, je n’attache à ma vie elle-même que la plus médiocre importance, je ne vois pas pourquoi j’agirais avec tant de précautions dans un incident de ma