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les lui donner sans détruire la Saxe. (J’avais un tableau des pays que Von pouvait donner à la Prusse, et qui, sans renverser la Saxe, lui formeraient le nombre de sujets que les traités lui assurent; l’empereur l’a pris et gardé.) — Le roi de Saxe est un traître. — Sire, la qualification de traître ne peut jamais être donnée à un roi, et il importe qu’elle ne puisse jamais lui être donnée. » J’ai peut-être mis un peu d’expression à cette dernière partie de ma phrase. Après un moment de silence : « Le roi de Prusse, me dit-il, sera roi de Prusse et de Saxe, comme je serai empereur de Russie et roi de Pologne. Les complaisances que la France aura pour moi sur ces deux points seront la mesure de celles que j’aurai moi-même pour elle sur tout ce qui peut l’intéresser. »

« Dans le cours de cette conversation, l’empereur ne s’est point, comme dans la première que j’ai eue avec lui, livré à de grands mouvemens : il était absolu et avait tout ce qui montre de l’irritation.

« Après m’avoir dit qu’il me reverrait, il s’est rendu au bal particulier de la cour, où je l’ai suivi, ayant eu l’honneur d’y être invité[1]... »


Ces violentes sorties que de temps à autre se permettait la colère feinte ou réelle de l’empereur de Russie ne tombaient pas seulement sur l’ambassadeur de France, qui était de force à les soutenir. Le ministre de l’Autriche, qui s’était peu à peu enhardi jusqu’à élever quelques objections contre la reconstitution de la Pologne, avait été, « peu de jours après, traité par Alexandre avec une hauteur de langage qui aurait pu paraître extraordinaire même à l’égard d’un de ses serviteurs. »


« M. de Metternich lui ayant dit, au sujet de la Pologne, que s’il était question d’en faire une, eux aussi le pourraient, il avait non-seulement qualifié cette observation d’inconvenante et d’indécente, mais s’était emporté jusqu’à dire à M. de Metternich « qu’il était le seul en Autriche qui osât prendre un ton de révolte. » On ajoute que les choses auraient été poussées si loin que M. de Metternich lui aurait déclaré qu’il allait prier son maître de nommer un autre ministre que lui pour le congrès. M. de Metternich sortit de cet entretien dans un état où les personnes de son intimité dirent qu’elles ne l’avaient jamais vu. Lui qui, peu de jours auparavant, avait dit au comte de Schullembourg qu’il se retranchait derrière le temps et faisait une arme de la patience pourrait fort bien la perdre, si elle était mise à pareille épreuve[2] . »


On commençait en effet à se prononcer fortement à Vienne contre les prétentions russes, et la cause du roi de Saxe gagnait de plus en plus faveur parmi les représentans des petites cours, qui se sentaient toutes menacées dans sa personne. La famille impériale et l’aristocratie autrichienne éprouvaient pour lui une sympa-

  1. Lettre particulière de M. de Talleyrand au roi Louis XVIII, 25 octobre 1814.
  2. Lettre particulière de M. de Talleyrand au roi Louis XVIII, 31 octobre 1814.