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décupler sa vitesse. À peine assise, tout le corps soulevé pour diminuer encore le poids de sa frêle stature, sans un cri, sans un geste, elle filait éperdument et comme emportée par un oiseau. Je courais moi-même à toute allure, immobile, les lèvres sèches, avec la fixité machinale d’un jockey dans une course de fond. Elle tenait le milieu d’un sentier étroit, un peu encaissé, raviné par le bord, où deux chevaux ne pouvaient passer de front, à moins que l’un des deux ne se rangeât. La voyant obstinée à me barrer le passage, je grimpai sous bois, et je l’accompagnai quelque temps ainsi, au risque de me briser la tête cent fois pour une ; puis, le moment venu de lui couper la route, je franchis le talus, tombai dans le chemin creux et y mis mon cheval en travers. Elle vint s’arrêter court à deux pas de moi, et les deux bêtes, animées et tout écumantes, se cabrèrent un moment, comme si elles avaient eu le sentiment que leurs cavaliers voulaient combattre. Je crois vraiment que Madeleine et moi nous nous regardâmes avec colère, tant cette joute extravagante mêlait d’excitations et de défis à d’autres sentimens intraduisibles. Elle se tint devant moi, sa cravache à pommeau d’écaille entre les dents, les joues livides, les yeux injectés et m’éclaboussant de lueurs sanglantes ; puis elle fit entendre un ou deux éclats de rire convulsifs qui me glacèrent. Son cheval repartit ventre à terre.

Pendant une minute au moins, je la regardai fuir sous la haute colonnade des chênes, son voile au vent, sa longue robe obscure soulevée avec la surnaturelle agilité d’un petit démon noir. Quand elle eut atteint l’extrémité du sentier et que je ne la vis plus que comme un point dans les rousseurs du bois, je repris ma course en poussant malgré moi un cri de désespoir. Arrivé juste à l’endroit où elle avait disparu, je la trouvai dans l’entre-croisement de deux routes, arrêtée, haletante, et m’attendant le sourire aux lèvres. — Madeleine, lui dis-je en me ruant sur elle et lui prenant le bras, cessez ce jeu cruel ; arrêtez-vous, ou je me fais tuer !

Elle me répondit seulement par un regard direct qui m’empourpra le visage, et reprit plus posément l’allée du château. Nous revînmes au pas sans échanger une seule parole, nos chevaux marchant côte à côte, se frôlant des mâchoires et se couvrant mutuellement d’écume. Elle descendit à la grille, traversa la cour à pied tout en fouettant le sable avec sa cravache, monta droit à sa chambre et ne reparut que le soir. À huit heures, on nous remit le courrier. Il y avait une lettre de M. de Nièvres. Madeleine, en la décachetant, changea de couleur. « M. de Nièvres va bien, dit-elle ; il ne reviendra pas avant le mois prochain. » Puis elle se plaignit d’une grande fatigue et se retira.