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bien plus, je dus me dire que je n’avais évité ce dernier degré de misère et d’opprobre que grâce au privilège, ce privilège de naissance que mes convictions répudiaient et que le tsar maintenait, même en ma faveur ! Comparé au sort de ce troupeau de damnés, le mien était certainement de beaucoup plus supportable : j’étais sûr d’arriver rapidement, trop rapidement, à ma destination ; je n’étais point rivé à des malfaiteurs et à des parricides, et j’avais les mains libres. Les étroits anneaux de mes fers me faisaient seuls souffrir, et je ne rougis pas d’en parler. La douleur était vraiment grande ; mais à force de prières j’obtins des gendarmes que les maudits anneaux fussent élargis à une des stations, ce qui du reste n’était que conforme aux instructions qu’ils avaient reçues à Kiow. D’abord mes gardiens s’étaient refusés obstinément à tout essai de conversation que je voulais engager ; ils me répondaient qu’il leur était défendu de m’adresser la parole. Toutefois le commerce continu et prolongé finit par les humaniser ; bientôt nous causâmes librement, et nous bûmes ensemble plus d’un verre de cette eau-de-vie russe dont j’ai su apprécier alors les qualités fortifiantes et salutaires. Mes deux surveillans n’avaient pas certes mauvais cœur, et ils étaient plus embarrassés que joyeux de leur mission. Un jour que, tombé malade à la suite de fatigue et de souffrance, j’étais couché dans une station, je surpris entre eux la conversation suivante : « Nous sommes bien malheureux ; si nous n’arrivons pas à Omsk au jour fixé, nous serons punis des verges, et si nous le pressons trop et qu’il en meure, nous serons punis également, Nous sommes bien malheureux ! » La crainte de ma mort ou de mon suicide les obsédait sans cesse ; sur les bacs, quand nous eûmes des rivières à traverser, ils s’emparaient de mes deux bras de peur que je ne me jetasse à l’eau ; pendant les repas, ils me donnaient la viande coupée en petits morceaux, après en avoir retiré soigneusement les os, et je la mangeais avec une cuiller.

Sans être absolument cruels, les gendarmes se montrèrent pourtant d’une indifférence étonnante quant à ma triste position. Dans le colloque, par exemple, que je viens de citer, ils faisaient abstraction complète de moi comme homme, comme créature de Dieu souffrante et malheureuse : je n’étais pour eux qu’un dépôt dangereux dont il était utile de se délivrer au plus vite, et ils ne s’attendrissaient que sur eux-mêmes. Ce n’est pas chez eux seuls que j’eus lieu de constater une telle charité trop bien ordonnée, un si triste endurcissement aux maux d’autrui. À un de nos relais dans les monts Ourals, le nouveau postillon, grand et rude gaillard, s’approcha de moi et me demanda : « Vous êtes Polonais ? Combien de kibitka vous suivent ? — Mais aucune. — Aucune ? À d’autres. Dès qu’une kibitka paraît avec un Polonais, on peut parier que ça ne