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finira pas. Ça pullule, ces Polonais, et je ne sais vraiment comment cela ne s’épuise pas… »

Toutefois je serais singulièrement injuste et ingrat si je ne déclarais que de pareilles sorties étaient rares, tout à fait exceptionnelles ; elles tranchaient même sur la manière générale dont me traitaient les gens du pays. Oui, le peuple se montra pour moi partout plein de compassion, de sollicitude même ; une fois entré dans la Grande-Russie, et à mesure que j’avançais dans l’intérieur, je ne cessai de recevoir des marques non équivoques de pitié et de sympathie. Combien de fois ne fus-je pas poursuivi par des voyageurs, par des dames surtout, qui voulaient à toute force me faire accepter des dons d’argent ! Combien de fois n’ai-je pas vu aux haltes des jeunes filles s’arrêter, me regarder avec tristesse et même s’essuyer les yeux ! Un riche marchand, au retour de la foire de Nijni-Novgorod, m’offrit avec une véritable insistance une somme de deux cents roubles. « Ce n’est rien pour moi, et cela peut devenir d’une grande utilité pour vous. » Si j’ai cru toujours devoir refuser de pareils dons, qui du reste m’auraient été sans doute repris par les autorités russes, j’acceptai en revanche, sans hésitation et avec reconnaissance, les alimens et les boissons que les habitans m’apportaient de toutes parts. Rarement le maître de poste manquait de m’offrir soit du thé, soit de l’eau-de-vie, aux stations où je m’arrêtai, et sa femme ou ses filles de me présenter des gâteaux, du poisson sec ou des fruits ; les voisins s’empressaient de faire de même. À une de ces stations, non loin de Toula, je vis arriver un employé en uniforme qui m’offrit timidement un petit paquet enveloppé dans un foulard en me disant ces paroles : « Acceptez cela de mon saint. » Je ne le compris guère, et, la vue d’un uniforme ne me prévenant pas en sa faveur, je fis un geste de refus. « Vous êtes Polonais, me dit-il en rougissant un peu, et vous ne connaissez pas nos usages. C’est le jour de ma fête, et à pareil jour c’est surtout un devoir pour nous de partager avec les malheureux. Acceptez donc, de grâce, au nom de mon saint. » Je ne pus résister à une prière si touchante et si chrétienne ; le paquet contenait du pain, du sel et quelques pièces de monnaie. Je remis l’argent aux gendarmes, et rompis le pain avec le fonctionnaire, qui me demanda : « Pourquoi vous emmène-t-on en Sibérie ? — Parce que j’ai senti et pensé en Polonais. — Vous en aviez le droit, puisque vous étiez en Pologne ; mais pourquoi les Polonais veulent-ils implanter en Russie leur manière de penser ? Parmi la garnison de notre ville, il y a une dizaine de Polonais incorporés dans notre armée après la révolution de 1831. Le croiriez-vous, monsieur ? ces Polonais excitent nos soldats russes en leur persuadant qu’ils sont très malheureux, que le tsar en est la cause, et que son autorité n’est pas légitime. Or quelle est la con-