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neliers étaient payés à la pièce et gagnaient plus que les autres. On trouvait avantageux de passer ainsi au service des fermiers, car on touchait un plus fort salaire, et on était moins exposé au fâcheux contact des employés du gouvernement. En cas d’insubordination ou de paresse, le gérant des fermiers devait en référer à l’inspecteur, qui statuait seul sur les peines à infliger. Je parle des coups de bâton et de verges, car pour les injures et même les soufflets, le galérien, hélas ! en recevait de tout le monde. La majeure partie des condamnés demeuraient dans la caserne ; les plus favorisés étaient admis à se loger chez un des habitans du village, et alors ils devaient payer pour le soldat qui les surveillait dans la maison de leur hôte. Enfin le travail dans le bureau de la fabrique était la condition la plus enviée de tous ceux qui avaient une certaine instruction. Inutile d’ajouter que ces divers avancemens ne constituaient aucun droit acquis, et que selon le bon plaisir du smotritel on pouvait être à tout moment appelé à d’autres fonctions.

Grâce au soin constant que je mettais à m’acquitter des charges qui me furent imposées, grâce à l’empire que j’exerçais sur moi-même et dont je ne me serais pas cru jusqu’alors capable, je passai l’année suivante non-seulement au service des fermiers, mais je devins même bientôt employé dans leur bureau. Je fus ainsi soustrait à la société continuelle de gens grossiers et sans aucune culture intellectuelle ni morale. Je recevais une paie de 10 francs par mois, et ma tâche fut à coup sûr incomparablement moins pénible que mes occupations antérieures. Je me rendais au bureau à huit heures du matin et y restais jusqu’à midi, puis de deux heures de l’après-midi jusqu’à dix ou onze heures du soir. Il fallait toujours y être présent, même alors que le travail ne pressait pas ou manquait absolument. Pendant ces longues heures d’ennui, j’écrivais, je prenais des notes, je m’abandonnais à des méditations ou à des projets qui mûrissaient lentement dans mon esprit. Mon bureau était le rendez-vous de beaucoup de voyageurs, qui arrivaient soit pour la vente des grains, soit pour l’achat des spiritueux : paysans, bourgeois, commerçans, Russes, Tatars, Juifs et Kirghis. Si j’étais très sobre de paroles et de communications avec les employés, mes préposés et les forçats, mes compagnons d’infortune, je m’enquis au contraire avec une curiosité qui ne se lassa jamais auprès des étrangers de passage de toutes les particularités de la Sibérie. Je parlais à des hommes dont les uns avaient été à Berezov, les autres à Nertchinsk, aux frontières de la Chine, au Kamtchatka, dans les steppes des Kirghis, dans le Boukhara. Sans sortir de mon bureau, j’arrivai ainsi à connaître toute la Sibérie dans ses moindres détails. Ces connaissances acquises devaient m’être plus tard d’une utilité immense dans mon entreprise d’évasion. Un de mes compatriotes,