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Wysoçki, était premier employé au bureau de la raffinerie ; mais je m’y étais surtout lié avec le Russe Stépan Bazanov, gérant de la fabrique et représentant des fermiers dont il était le parent, brave et honnête garçon de vingt et quelques années, qui n’avait que le seul tort d’adorer naïvement l’empereur Nicolas. Il ne voulait jamais admettre que Nicolas eût tort ; tout le mal, selon lui, venait des boyards ; sans les obstacles que lui opposait la noblesse, le tsar rendrait son peuple le plus heureux du monde. Je dois dire que, d’après mon expérience, cette manière de penser est générale parmi les gens du peuple en Russie, à l’exception des staroviertsi. Ce qui contribua surtout à bien disposer pour moi Bazanov, c’est qu’il pouvait me confier ses peines de cœur. Le pauvre garçon, qui du reste manquait complètement d’instruction, était violemment épris d’une sienne cousine ; mais les Orlov mettaient des obstacles à l’union désirée. Des confidences d’amour dans un endroit maudit, où travaillaient les forçats !… Il est vrai que l’homme qui me parlait ainsi se savait libre et ne s’éveillait pas chaque matin avec l’appréhension du bâton et des verges…

En effet, et malgré l’adoucissement relatif et très réel de mon sort, la pensée d’être exposé, à la moindre occasion et sur le signe d’un employé, à un traitement aussi infâme que terrible, suffisait à elle seule pour entretenir l’âme dans une tension continuelle, dans une disposition farouche et sombre. Il n’y avait pas moyen de l’oublier : les châtimens infligés chaque jour à tel ou tel des forçats, vos égaux dans la hiérarchie sociale, vous criaient un cras tibi à vous rendre fou de désespoir. Il n’est pas jusqu’aux familiarités auxquelles les supérieurs admettent quelquefois les déportés qui n’aient un côté dangereux. Il ne faut pas se fier aux capricieuses faveurs d’un homme investi d’un pouvoir sans limites, presque toujours grossier, trop souvent porté à jouer avec son semblable, à ne l’élever jusqu’à lui un moment que pour mieux l’humilier ensuite. C’est là un piège dans lequel tombent trop souvent beaucoup de mes compatriotes qui ont fait, comme moi, le voyage de Sibérie. Leur éducation, leurs manières et jusqu’à la noblesse de leur malheur les font sortir fréquemment du troupeau des damnés et leur attirent une certaine considération, même quelquefois les bonnes grâces de leurs supérieurs : ils se bercent alors de l’illusion d’une sorte de réintégration dans la vie sociale. Vient le moment du réveil, et le forçat est durement rappelé à sa condition, heureux encore s’il n’y est rappelé que par la parole !… Quelques années avant mon arrivée à Ekaterininski-Zavod, il s’y trouvait un général russe, N…, condamné par Nicolas aux travaux forcés. Le smotritel avait des égards pour la haute position et l’âge avancé du prisonnier ; il ne