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de savoir comment on s’y prendrait pour obtenir un meilleur éclairage de nuit, sans qu’il en coûtât plus cher à l’état. Multipliez les madones, dit un prêtre sagace qui se trouvait présent à la délibération. Je serais de même tenté de dire, lorsque j’entends regretter la disparition des antiques vertus monastiques : Multipliez les concerts, et puis laissez agir l’influence des sons. Je ne répéterai pas la vieille phrase si connue, que la musique enlève l’homme à la terre ? elle fait mieux : par les désirs qu’elle lui inspire, elle lui rend peu à peu tous les plaisirs insipides ; par les rêveries dont elle l’enivre, elle lui rend peu à peu toutes les réalités misérables. Elle déplace et recule sans cesse l’idéal de l’homme ; elle accroît à l’infini les exigences de l’âme, si bien que le bonheur devient pour elle impossible dans les conditions qui lui sont faites ici-bas. Le seul bonheur possible, ce serait la possession ou la conquête de l’être ou de l’objet qui entretiendrait éternellement l’âme dans l’état momentané que la musique lui fait traverser. Cet être et cet objet ne se peuvent rencontrer. Rien sur la terre n’est capable de nous donner cette plénitude de bonheur, ni même cette profondeur de souffrance. Nos joies ne sont pas assez radieuses, ni nos douleurs assez cruelles, pour entrer en comparaison avec les joies et les douleurs qu’elle nous fait rêver, de sorte que, ne pouvant espérer d’être heureux, nous n’avons pas même la consolation de souffrir fortement. Dans ce dégoût de toutes choses, dans cette certitude que rien ne peut réaliser ce bien idéal que la musique évoque, fait pressentir ou désirer, l’homme réapprend à son insu et par une méthode indirecte ces vertus monastiques si regrettées de quelques-uns : l’oubli de soi, l’indifférence aux choses de ce monde, l’insouciance du sort qui l’attend ou du malheur qui le guette. Quel que soit l’éclair de joie qui traversera son âme, il se dira : J’ai entrevu des joies plus radieuses dans les mélodies de Rossini ; quelle que soit la douceur qui l’enivre, il se souviendra qu’il en a ressenti une plus grande encore dans les mélodies de Mozart ; quelles que soient les douleurs qu’il éprouvera, il se dira qu’elles ne sont rien à côté des douleurs vers lesquelles a été portée son âme par les symphonies de Beethoven. Un flot de mélancolie, jaillissant soudain, viendra troubler de son eau amère chacun des sentimens qu’il éprouvera ; il restera triste en face de ses joies les plus désirées, sans qu’il puisse dire pourquoi. Une tristesse sans cause précise sera en lui comme l’once d’amertume dans la livre de parfums dont parle l’Écriture, comme la tête de mort que les ascètes plaçaient sur leur prie-Dieu et les épicuriens à la table de leurs banquets. Il se demandera peut-être d’où elle lui vient, sans se rappeler qu’il l’a contractée à l’audition de telle œuvre musicale