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qui l’a plongé dans une rêverie dont il subit encore le charme.

Mais quelle profane méthode de revenir aux vertus oubliées ! direz-vous peut-être… Ne soyez pas si sévère, et rappelez-vous que ce fut par une méthode analogue que le christianisme appela à lui les âmes de l’ancien monde. Ces mêmes âmes étant devenues indifférentes à toute chose terrestre, elles s’attachèrent à Dieu de toute l’énergie de leur faiblesse et de leur lassitude, et se portèrent vers les espérances célestes avec tout l’appétit que leur laissait leur satiété des joies du monde. La musique nous rend donc, par des moyens moins coupables et plus conformes à la fin divine que nous devons poursuivre, le même service que la satiété des plaisirs rendit aux âmes romaines. Elle nous dégoûte des voluptés en nous épargnant la fange qui les souille, et nous détache de nous-mêmes sans qu’il en coûte trop de larmes à notre orgueil et à notre amour de la vie.

— Votre plaidoyer est partial, me répondit avec une froide grimace mon sévère ami ; vraiment il ne soutient pas l’examen. Vous parlez de l’influence bienfaisante de la musique ; mais si l’on vous demande d’en montrer les résultats nets et précis, vous êtes réduit à répondre par des hypothèses et des suppositions. Le bien qu’elle produit est hypothétique et vague, mais le mal qu’elle engendre est réel et visible. On ne voit pas germer ces semences de vertus qu’elle dépose, selon vous, dans les âmes ; mais il n’en est pas ainsi des semences de mal qu’elle y lance à profusion : celles-là, on les voit parfaitement croître et grandir. Vous dites que la musique implore l’âme et l’attendrit à l’égal de la prière ; dites plutôt qu’elle la séduit et l’amollit à l’égal de la tentation. Oui, sans doute, la musique implore l’âme, si le nom de prière doit être employé pour exprimer le manège artificieux et compliqué par lequel le séducteur demande à l’être désiré de se laisser séduire. Comme au séducteur, toutes les armes lui sont bonnes, le sourire, la colère ou les larmes ; là où le sourire n’a pas réussi, les larmes réussiront peut-être. Je pourrais facilement tracer un tableau des effets de la musique aussi lamentable que le vôtre est consolant. L’âme humaine vit isolée et ignorante, à l’abri des forteresses de la chair et des obstacles de toute nature qu’elle rencontre, cela est vrai ; mais pensez-vous que ces forteresses et ces obstacles aient été élevés sans raison ? Qui sait s’ils ne sont pas le préservatif de sa dignité et de ses vertus ? Ce serait une erreur que de considérer l’âme de l’homme comme douée d’une santé robuste et capable de résister aux chocs du dehors ; elle est au contraire singulièrement faible et corruptible. Il ne lui vaut rien de sortir d’elle-même, et le moindre mal qui puisse lui en advenir, c’est de perdre sa candeur en perdant sa sauvagerie, et sa