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Oui, la musique devrait être proscrite, non-seulement comme un fléau moral, mais comme contraire à l’hygiène qui convient au tempérament des hommes modernes. Chaque époque a son tempérament comme elle a son génie, et devrait régler en conséquence son hygiène physique et morale sur les exigences de ce tempérament. Ah ! si nous possédions encore l’heureux tempérament sanguin de nos pères, je serais sans doute moins sévère. La musique n’est pas un danger pour les gens sanguins, et elle peut être même pour eux un moyen de perfectionnement moral. C’est un utile stimulant pour mettre en mouvement leurs lourds esprits animaux, pour secouer leur âme opaque et même pour la faire repentir des joies grossières et bruyantes auxquelles elle se complaît. J’admettrais donc volontiers que, chez les hommes de ce tempérament trop terrestre, la musique peut être un instrument de salut. Elle peut éveiller en eux l’intuition de sentimens plus nobles que ceux qu’ils éprouvent, le regret d’une autre existence morale que celle qu’ils ont connue. Ces hommes, que leur sang trop chargé de sève pousse au rire bruyant et à la grosse bonne humeur, ils sentiront à leur grand étonnement une larme mouiller leur paupière. C’est pour les gens de tempérament sanguin qu’est bon surtout le flebile nescio quid. Or ce tempérament a presque entièrement disparu. Quel besoin nos nerveux contemporains, qui vibrent comme des lyres au moindre souffle, ont-ils d’être émus, attendris et raffinés ? Ils ne sont déjà que trop susceptibles, trop inquiets, trop faciles aux larmes, à l’irritation et à la mélancolie. Admettrez-vous que la musique soit un remède pour les maux dont ils souffrent ? Un psychologue homœopathe pourrait seul soutenir une chose semblable. Non, ce n’est pas un remède qu’ils y cherchent, mais une volupté qui flatte leurs nerfs affaiblis, prédisposés par la maladie à mieux en sentir toutes les douceurs. Vous croyez que le goût de la musique est un symptôme de progrès moral, voyez-y plutôt un signe d’affaissement général des caractères et de relâchement de la fibre virile. Mieux trempés et de santé morale mieux assise, nos contemporains résisteraient davantage à cet art diabolique et en comprendraient plus difficilement le charme. Les vases poreux sont ceux qui absorbent les liquides avec le plus d’avidité ; les corps maladifs et débiles sont les plus pénétrables aux voluptés ; les âmes entamées et affaiblies sont aussi les plus sensibles aux charmes du péché.

Le grand poète Shakspeare a peint sans y songer le spectacle que présentent les âmes de notre époque en proie à leur frénésie musicale dans les vers adorables qui ouvrent si poétiquement sa pièce de Ce que vous voudrez : « Si la musique est l’aliment de l’amour, continuez à jouer ; donnez-m’en à l’excès, donnez-m’en trop, afin