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que ma passion en ait une indigestion et meure. Cet air, encore cet air ! il avait une telle chute mourante ! Oh ! il a caressé mon oreille comme le doux vent qui souffle sur un champ de violettes, dérobant et donnant des parfums… Assez, pas davantage ! cela n’est plus aussi doux maintenant que tout à l’heure. » Entendez-vous cette voix doucement énervée ? Si vous savez la comprendre, elle vous expliquera tout le mystère de la musique et l’action qu’elle exerce sur les hommes. De quoi parle le personnage du poète ? Explique-t-il les effets de la musique, ou raconte-t-il les phases successives d’une sensation voluptueuse ? Oh pourrait s’y tromper, et vraiment on aurait raison de s’y tromper, car il serait impossible, pour exprimer la volupté, d’employer d’autres paroles et d’autres accens que ceux par lesquels le véridique poète exprime très exactement les effets de la musique.

Vouloir ajouter quelque chose à la sensibilité nerveuse de nos contemporains, c’est vouloir donner de la vaillance à Achille, des infortunes à Job, des doutes à Hamlet et de la mélancolie à Werther. Telle est précisément l’action déraisonnable de la musique, et c’est pourquoi je n’hésite pas à charger cet art dépravant de cet affaiblissement des caractères qu’on peut observer de notre temps. Vous disiez trop justement tout à l’heure que, pour être insensible, l’influence de la musique n’en était pas moins puissante. Vous vous en applaudissiez, et moi je m’en afflige. Ce n’est pas indifféremment en effet qu’on laisse son âme se baigner dans cette mer de sons : une ou deux fois, elle tente l’expérience, et elle en sort toute joyeuse et tout épanouie ; la dixième fois, elle en sort languissante ou affolée. Mettez, mettez hardiment la musique moderne parmi les narcotiques d’importation récente ou d’usage nouveau si chers à nos contemporains, à côté du tabac, de l’opium et du haschich. Elle n’est que le plus puissant de tous.

— Alors, selon vous, repris-je, la meilleure hygiène morale serait naturellement celle qui consisterait non à attendrir et à adoucir les âmes, mais à les rendre plus dures, moins accessibles à l’émotion, à la douleur et à l’amour, et à les rétablir dans cette antique opacité dont on les a délivrées avec tant de peine. Vous craignez la mollesse plus que la férocité, et vous prisez moins la sensibilité que l’énergie. Je crains à mon tour que votre choix, tout dicté qu’il est par les intentions les plus morales, ne soit un choix déplorable. Je me défie de l’énergie qui n’est pas unie à la sensibilité, je fais plus que m’en défier, je la repousse de toute mon antipathie. L’énergie qui n’est pas doublée de sensibilité me paraît ressembler à la brutalité, de même que la force qui n’est pas doublée de justice me paraît ressembler à l’inhumanité. S’il faut choisir à tout prix, j’aime