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comme Béniowski, le général Kopeç et tant de compatriotes illustres. Autre chose encore est de servir dans l’armée du Caucase avec le droit d’avancement, c’est-à-dire avec la possibilité et l’espoir d’être un jour à l’abri des châtimens corporels, ou d’être incorporé dans les régimens cosaques, aux frontières kirghises. On peut s’acquitter de la katorga dans une des fabriques ou distilleries du gouvernement, comme ce fut mon sort à Ekaterininski-Zavod ; mais combien de malheureux travaillent dans les mines horribles de Nertchinsk, les fers aux pieds, en attendant qu’un éboulement subit vienne mettre fin à une vie qui ne compte plus dans ce monde ! Les mines de vert-de-gris sont surtout redoutées. Les compagnies disciplinaires d’Orenbourg et autres passent pour un séjour encore plus terrible que Nertchinsk : là, les verges et la bastonnade sont le pain quotidien de nos pauvres étudians et ouvriers qu’on y relègue le plus souvent. Enfin il y a encore la forteresse d’Akaouïa, non loin de Nertchinsk, dernier châtiment réservé aux plus grands criminels, aux forçats rebelles ou pris en rupture de ban, et où fut en dernier lieu enfermé notre Pierre Wysoçki après l’avortement de sa conspiration en Sibérie. Je ne saurais rien dire sur cet endroit mystérieux, car je n’ai jamais vu personne qui y eût pénétré ; on prononçait ce mot, en Sibérie, avec une terreur indicible.

Le mépris que les habitans du pays ont tout naturellement pour le forçat rejaillit aussi sur le simple déporté, qui n’est que trop souvent exposé à s’entendre injurier du nom de varnak, expression indigène qui renferme toutes les idées d’infamie et d’abjection. Le déporté n’a pas de droits civils, sa déclaration n’est pas admise devant la justice, et sa femme, laissée dans le pays, peut contracter un second mariage, car il est considéré comme mort. Cette situation faite au déporté va contre le but même du législateur, qui voudrait surtout voir s’accroître la population de la Sibérie. Le condamné ne peut s’y marier que dans les classes les plus infimes, les moins respectables des habitans, et ses enfans, de plus, doivent toujours rester serfs de la couronne. Une mesure impitoyable, qui n’a pas empêché cependant ni le dévouement de la princesse Troubetskoï, ni celui de Mme Koszakiewicz et de tant d’autres Polonaises, permet, il est vrai, à la femme de suivre en Sibérie son mari condamné ; mais elle n’a plus alors le droit de le quitter, et les enfans nés sur cette terre d’exil deviennent aussi serfs de la couronne. Notons encore une autre singularité : l’amnistie, quand on l’accorde, ne s’étend qu’aux père et mère ; les enfans nés d’eux en Sibérie ne profitent point de cette grâce à moins d’un décret spécial. Toutes ces restrictions pourtant ne semblaient pas encore suffisantes à l’empereur Nicolas : au mois de décembre 1845, il promulgua une grande ordonnance sur la Sibérie, qui, entre beaucoup d’autres aggravations inutiles à