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allant continuellement de Tobolsk au Kamtchatka et de Nertchinsk à la mer polaire, ne saurait être trop admiré par toute âme chrétienne ou simplement honnête. Le prêtre qui visita notre établissement en 1845 fut un dominicain de Samogitie, mais il ne portait pas la robe de son ordre, pour ne pas effaroucher l’orthodoxie des Sibériens. Le smotritel fut assez bon pour permettre que le service fût célébré dans son salon, la chambre la plus vaste de tout le village. Nous nous confessâmes tous et approchâmes de la sainte table. L’affluence fut grande ; les déportés et les soldats polonais arrivèrent des points les plus éloignés, ceux même de nos compatriotes qui n’étaient pas catholiques de religion n’en assistaient pas moins avec empressement et joie au service divin : catholiques ou non, la sainte messe leur rappelait la sainte Pologne.


IV.

J’avais assez vite monté du dernier jusqu’au premier degré auquel pouvait s’élever un forçat dans notre établissement des bords de l’Irtiche. Au commencement de 1846, je pouvais presque me faire illusion et me regarder comme une simple recrue de l’omnipotente bureaucratie, tristement reléguée dans des parages lointains et sous un climat inhospitalier. Combien ce temps ne différait-il pas de l’hiver terrible de 1844, alors que je balayais les canaux, portais ou fendais du bois, et vivais sous le même toit avec le rebut du genre humain ! Combien de mes frères, hélas ! qui gémissaient à ce moment dans les mines de Nertchinsk ou dans les compagnies disciplinaires, combien même parmi ceux qui avaient été condamnés à une peine moins sévère que la mienne, ne se seraient-ils pas estimés heureux de la position qui m’était faite en 1846 à Ekaterininski-Zavod, et à laquelle pourtant j’étais résolu de me soustraire, au risque même d’encourir le knout et les cachots mystérieux d’Akatouïa !…

Ce mot de Sibérie embrasse une infinité de situations, de misères et d’épreuves que la nomenclature, assez riche pourtant, du code pénal russe est loin de définir ou même de spécifier. Les deux principales catégories : déportation (possilenié) et travaux forcés (katorga) n’indiquent pour ainsi dire que les grandes lignes extérieures d’un vague immense rempli par l’arbitraire seul. Tout est arbitraire en effet dans un jugement qui est appliqué et commenté par un monde de dictateurs, par la commission de Tobolsk, par le gouverneur-général de Sibérie, par le premier et le dernier venu, par l’inspecteur et le gardien. Autre chose est d’être déporté à Viatka, Tobolsk ou même Omsk, autre chose d’être envoyé à Bérézov, comme le fut notre généreuse Mme Félinska, ou au Kamtchatka,