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le joug des lois abstraites qu’il avait léguées aux générations futures, et au lieu d’imiter servilement l’idéal d’une civilisation passée, on s’est mis à étudier directement la nature en s’efforçant d’en saisir les différens aspects, d’en imiter les harmonies et d’en comprendre les mystères. Voilà quelle est la signification du grand mouvement de la renaissance, mouvement émancipateur de l’esprit humain, qui est comprimé en France pendant le règne oppresseur de Louis XIV, mais qui reprend son cours au siècle suivant, et qui achève sa victoire par la révolution de 1789, d’où est sortie une société nouvelle. Les premiers écrivains qui, en France, ont répondu aux besoins de l’imagination et de la sensibilité modernes, c’est Rousseau d’abord, puis Bernardin de Saint-Pierre., Chateaubriand et Mme de Staël. Je ne fais que remuer un lieu-commun en disant que Rousseau a donné à la prose française un accent et une sonorité qu’elle ne connaissait pas, et qu’il est le premier grand écrivain de la nation qui ait aimé et su peindre la nature. Paul et Virginie et la Chaumière indienne entr’ouvrent de nouveaux horizons, qu’Atala et René viennent agrandir encore. Ce n’est que quelques années plus tard que la poésie proprement dite entre aussi dans ce mouvement de rénovation, et c’est M. Victor Hugo qui, dans les Orientales, lui imprima le coloris éclatant, la souplesse, la variété de rhythme et la vérité d’imitation matérielle qui distinguent les œuvres de ce vigoureux esprit. Les arts, particulièrement la peinture historique et le paysage, ne tardèrent pas à suivre l’exemple de la littérature et de la poésie. Ce fut M. Eugène Delacroix qui traduisit sur la toile la fougue dramatique, la mélancolie philosophique et le tourbillon sanglant de la passion et du drame modernes. Marilhat et Decamps copièrent le soleil, la nature et les mœurs de l’Orient. La musique sous la forme dramatique, qui est celle que la France comprend et goûte le mieux, s’engagea aussi dans la même voie, et répondit aux besoins des nouvelles générations par deux chefs-d’œuvre qui résument tous les progrès de l’art : Guillaume Tell, cette incomparable merveille de notre temps, et Zampa, cette légende romantique d’un coloris tout moderne. Robert le Diable, les Huguenots de Meyerbeer et la Juive d’Halévy sont les dernières grandes conceptions du drame lyrique moderne.

Pendant que ces faits s’accomplissaient dans la poésie, dans la littérature, dans les arts plastiques et dans la musique dramatique, un homme d’esprit et d’imagination, un chercheur audacieux dont nous pouvons parler aujourd’hui avec calme, le temps nous ayant donné raison contre lui, M. Berlioz, s’efforçait de suivre le mouvement général, et voulut donner à la France une forme de l’art qui lui était inconnue, et qu’elle ne possède pas encore, la symphonie, la musique fantastique et pittoresque. Sans insister davantage sur les efforts de M. Berlioz, qui a compliqué sa destinée en voulant parcourir à la fois deux carrières incompatibles, il est juste de dire qu’on trouve dans les compositions diverses de M. Berlioz des hardiesses de rhythme, des combinaisons piquantes de sonorité, des accouplemens de timbres et des coupes mélodiques dont M ; Félicien David surtout a beaucoup profité. S’il est impossible de convenir que M. Berlioz a réussi dans la tentative qui le préoccupe depuis trente ans, on ne peut pas lui refuser le mérite d’avoir entrevu le but et d’avoir frayé la route à de mieux inspirés que lui. C’est à M. Félicien David que revient l’honneur d’avoir exprimé