Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/84

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mens apportés par le temps dans les créatures qu’ils ont reçues de Dieu toutes petites et toutes puissantes. Dorothée était toujours pour lui l’être innocent qui avait égayé et attendri son foyer incertain et indigent, quand sa pauvre femme, de touchante mémoire, appartenait encore à ce monde. Herwig d’ailleurs avait une ingénuité qui aurait convenu à un pasteur allemand bien plus qu’à un capitaine de la légion étrangère. Ses honnêtes amours, son rapide mariage, sa fidélité inviolable à l’épouse de son choix lui avaient conservé parmi les hommes les plus légers d’allures et de mœurs une physionomie d’une candeur patriarcale. La jeune fille de dix-sept ans qui était sous sa garde restait donc uniquement sous la garde de Dieu. Le bon capitaine n’aimait point, il est vrai, à se séparer de son enfant; mais de là naissait plutôt un péril qu’un bien pour celle qui l’accompagnait partout. Il oubliait que tels amusemens, telle société, tels entretiens de la nature la plus inoffensive, quand Dorothée avait les joues barbouillées de confitures et marchait en le tenant par la main, devenaient choses pleines d’inconvéniens pour une grande fille à la démarche de la Diane chasseresse. Ainsi tout récemment, en traversant Alger pour aller prendre à Blidah le commandement de sa compagnie, il avait mené Dorothée aux cafés chantans, les spectacles alors à la mode dans la capitale de notre colonie. En ces lieux de réunion bruyante, le bonhomme Herwig avait savouré paisiblement le plaisir de fumer sa pipe et de boire un verre de bière avec un camarade, ne songeant pas à la grande fille qui pendant ce temps se tenait en arrière de sa chaise, les yeux fixés sur le théâtre. Dorothée avait retenu plusieurs bribes d’une poésie peu faite pour des oreilles virginales, et conservé dans sa mémoire les attitudes de ces danseuses andalouses qui mènent la cachucha du pays du Cid au pays des Abencerrages.

C’est de ce dernier point que Laërte un jour fut à même de s’assurer. Depuis près d’un mois, il rencontrait continuellement dans son jardin Herwig et Dorothée. Le vieil officier, qui avait obtenu la permission de prendre ses repas chez lui, dressait tous les soirs au bord du bassin une table où il posait avec une joie recueillie sa tasse de café. Il s’établissait en face de cette table dans un fauteuil d’osier qu’il avait fabriqué lui-même, car il possédait une remarquable aptitude pour les travaux manuels, auxquels il se livrait avec cette intelligence pleine d’amour que les plus humbles œuvres de la matière éveillent chez les esprits allemands. Il enfonçait sur sa tête chauve une calotte rouge d’un aspect à la fois bourgeois et splendide que sa fille lui avait brodée, puis il allumait avec vénération une vieille pipe en écume de mer, compagne précieuse, témoin chéri de son existence, qu’il avait fumée bien des fois, tantôt le cœur satisfait, tantôt l’esprit soucieux, auprès de la femme dont il