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était à jamais séparé, Herwig, ainsi installé, prenait à la vie tout ce qu’elle pouvait lui donner encore. Son regard en ces heures de contentement suprême joignait une expression pénétrante d’amour à l’expression d’une béatitude profonde quand il s’arrêtait sur Dorothée. La jeune fille voltigeait, comme un oiseau privé, autour du fauteuil de son père, et charmait le tranquille fumeur par mille attitudes gracieuses et par maints discours babillards, auxquels il répondait quelquefois par une seule parole prononcée lentement entre deux bouffées de tabac, plus souvent par un sourire commencé visiblement avec les lèvres et secrètement fini avec le cœur.

Herwig s’était habitué à partager son plaisir de chaque soir avec le comte Zabori. Il s’était pris d’affection pour Laërte, dont le visage ouvert et les manières affables l’avaient conquis. Le grand seigneur hongrois, de son côté, avait été attiré vers le vieux soldat par ce charme que la simplicité a de tout temps exercé sur les hommes de son origine et de sa nature. Il quittait donc assez vite après son dîner la société de ses camarades pour aller chercher le tableau souriant qui l’attendait dans son logis. Il ne voulait point cependant convenir avec lui-même que Dorothée fût pour quelque chose dans l’aimant qui le ramenait au gîte. Laërte en définitive n’avait rien d’un roué, malgré les désordres trop nombreux et trop apparens qui avaient marqué sa vie. Il ne se riait d’aucun scrupule, et il aurait rejeté avec horreur la pensée d’enlever à ce père confiant le trésor qu’il gardait si mal ; mais à son insu l’image dont il ne voulait point s’occuper était entrée déjà dans sa cervelle : elle y avait sa place parmi ces occultes et tyranniques puissances nées tantôt de nos passions, tantôt de nos souvenirs, tantôt de nos rêves, qui souvent se jouent avec tant d’insolence de nos plus énergiques volontés.

Zabori, une après-dîner, était venu rejoindre le capitaine et sa fille de meilleure heure encore que d’habitude. Était-ce l’influence d’un printemps africain ou tout simplement l’action d’un de ces innombrables phénomènes dont notre nature intime est le théâtre : il se sentait dans un épanouissement de jeunesse qu’il avait cru ne devoir jamais plus connaître. La cour orientale de sa maison lui parut plus attrayante encore que d’ordinaire. Le ciel qui en formait le pavillon était d’un bleu adouci déjà par la nuit, et cependant rayonnant encore des dernières clartés du jour. Les murailles blanches, délivrées des ardentes étreintes du soleil, avaient comme une rêveuse quiétude. Le jet d’eau, dans l’air attentif du soir, rendait des modulations à la fois plus nettes et plus harmonieuses, Herwig était assis à sa place habituelle ; il montra une joie des plus vives en apercevant Zabori et le pria de s’asseoir à ses côtés. — Dorothée, dit-il, va chercher une seconde tasse de ce café que tu