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étudier d’avance les redoutables allures. Les îles mêmes sont exposées à une destruction soudaine ; quand les rangées de troncs échoués qui leur servaient de brise-lames viennent à céder sous la violence du courant, il suffit de quelques heures ou même de quelques minutes pour qu’elles disparaissent, rongées par le flot : on les voit fondre à vue d’œil, et les Indiens qui s’y étaient installés paisiblement pour recueillir les œufs de tortue ou sécher le produit de leur pêche, sont obligés de s’enfuir précipitamment dans leurs canots pour échapper à la mort. C’est alors que passent au fil du courant ces longs radeaux de troncs entrelacés qui se nouent, se dénouent, s’accumulent autour des promontoires, s’entassent en plusieurs étages le long des rives. Autour de ces immenses processions d’arbres qui roulent et plongent lourdement sous le poids du courant, comme des monstres marins ou comme des carènes renversées, flottent de vastes étendues d’herbe cannarana qui font ressembler certaines parties de la surface de l’eau à d’immenses prairies. Aussi comprend-on la terreur religieuse éprouvée par les voyageurs qui pénètrent dans le fleuve des Amazones et voient à l’œuvre ces tourbillons jaunes de sable, rongeant les rivages, renversant les arbres, emportant les îles pour en reconstruire de nouvelles, entraînant de longs convois de troncs et de branches. « Le grand fleuve était effrayant à contempler, dit l’Américain Herndon ; il roulait à travers les solitudes d’un air solennel et majestueux. Ses eaux semblaient colères, méchantes, impitoyables, et l’ensemble du paysage réveillait dans l’âme des émotions d’horreur et d’effroi semblables à celles que causent les solennités funéraires, le canon tonnant de minute en minute, le hurlement de la tempête ou le sauvage fracas des vagues, lorsque tous les matelots se rassemblent sur le pont pour ensevelir les morts dans une mer agitée. »

Il n’est pas jusqu’à la fécondité même des rives qui ne soit redoutable. Les terres d’alluvion qui bordent le fleuve ont une force de production tellement exubérante qu’elles mettent un obstacle à toute colonisation. Trop fécond, le sol qui se couvre spontanément d’une si riche végétation ne se borne pas à nourrir les germes qu’on lui confie, il développe aussi des plantes sauvages en abondance, et les pousses d’arbres et de lianes obligent à une lutte de tous les instans l’agriculteur qui veut sauver le fruit de son premier travail. On ose à peine s’aventurer dans cette nature, où les sentiers rarement pratiqués se changent en forêts, où les arbres pressés les uns contre les autres forment une muraille qu’il faut saper comme celle d’une forteresse, où des fruits[1] semblables à des boulets de canon se détachent des branches avec fracas et s’enfoncent dans le sol à

  1. Ceux du bertholletia excelsa.