Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/941

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plusieurs centimètres de profondeur. Ainsi l’activité prodigieuse, la grandeur des phénomènes naturels qui se manifestent dans le bassin de l’Amazone tendent à restreindre considérablement le domaine de la civilisation. Au milieu de cette grande vie, la petite vie de l’homme existe à peine, et se maintient difficilement contre les assauts des forces ambiantes. Pour le colon, le fleuve est trop large et trop rapide, les terres sont trop fertiles, les pluies trop abondantes, les chaleurs trop intenses : il préfère de beaucoup un climat plus sobre, un terrain moins fécond, une nature moins riche et s’abaissant à sa faiblesse. À cet ensemble de raisons matérielles qui s’opposent à la prise de possession définitive des bords de l’Amazone par l’homme policé, s’ajoute une autre cause à la fois économique et morale. L’esclavage, aussi bien que la fièvre jaune, veille à l’embouchure du grand fleuve, et fait bonne garde pour empêcher la civilisation d’y pénétrer. Les esclaves noirs forment seulement une faible partie de la population amazonienne, et cependant ils suffisent pour déshonorer complètement le travail.

Mais, dira-t-on, le progrès matériel des deux provinces brésiliennes Para et Amazonas est évident, puisqu’une dizaine de bateaux à vapeur font un service régulier sur les eaux du fleuve ? Il est vrai, après neuf longues années de luttes parlementaires, le congrès brésilien a enfin autorisé la formation d’une compagnie pour la navigation à vapeur de l’Amazone. Bien que cette navigation soit encore très coûteuse[1], l’avantage est grand pour les voyageurs et les commerçans : au lieu de mettre dix mois pour remonter le courant jusqu’à la frontière du Pérou, il suffit aujourd’hui de la dixième partie de ce temps, et désormais de simples touristes peuvent entreprendre ce que tentaient seulement les anciens chercheurs du mystérieux Eldorado et les hommes rares poussés par l’amour de la science. Des régions qui appartenaient presque au domaine de la fable ont été mises en communication régulière avec l’Europe ; des produits qu’on laissait naguère pourrir sur le sol sont transportés maintenant sur les grands marchés du monde. Le commerce, protégé par des tarifs très élevés et des règlemens de douane d’une excessive sévérité, a néanmoins triplé depuis vingt ans, et Para[2], ce débouché du plus vaste réseau fluvial du monde, peut maintenant se mesurer en importance avec un port français de troisième ordre, comme Paimbœuf, Morlaix ou Fécamp. Ce sont là des progrès

  1. La subvention annuelle du gouvernement est de 676,000 francs pour vingt-quatre voyages qui rapportent un peu plus de 200,000 francs à la compagnie, en y comprenant le transport des marchandises et celui de 500 voyageurs environ.
  2. En 1840, le mouvement commercial de Parà, comprenant les importations et les exportations, était de 7,250,000 francs ; en 1852, il était de 10 millions ; en 1856, il s’élevait à 18,500,000 francs. La population de la ville est évaluée à 25 ou 30,000 âmes.