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qui touche au Pérou, le nombre des noirs asservis diminue sans cesse par la fuite et ne forme plus qu’une partie tout à fait insignifiante de la population[1]. Cette faiblesse relative de l’élément nègre doit être attribuée à l’existence de nombreuses tribus d’indigènes. Ayant pu recruter amplement leurs troupeaux d’esclaves au moyen des seuls Indiens de l’Amazone, les Portugais n’avaient pas eu besoin d’importer à grands frais des nègres de la côte de Guinée.

Le fond de la population amazonienne se compose d’Indiens auxquels on a donné le nom général de Tapuis (Tapuyos), et qu’on dit ressembler d’une manière étonnante aux Chinois. Il est certain qu’ils étaient groupés autrefois en un grand nombre de tribus distinctes, comme les Indiens encore sauvages qui sont campés sur les bords des grands affluens de l’Amazone, le Madeira, le Punis, l’Ucayali. Ceux-ci ont gardé leur indépendance, leurs coutumes, leurs cérémonies religieuses, leur caractère national. Les Araras et les Chavantes anthropophages n’ont point abandonné leurs terribles mœurs ; les Indiens de l’Amazone au contraire, mis en rapport les uns avec les autres par la navigation du fleuve, maintenus longtemps par les conquérans et les jésuites portugais sous le même joug de fer, ont du moins à ce régime perdu leurs rivalités nationales, et forment maintenant les élémens d’un peuple homogène, de la frontière du Pérou aux bouches de l’Amazone. Malheureusement ces Indiens, qui sont par nature d’une douceur et d’une bonté vraiment touchantes, ne sont pas encore revenus de l’effroi que l’Européen leur a inspiré lors de la conquête et pendant la longue période de servitude qui a suivi l’invasion des blancs. D’ailleurs le régime auquel la plupart d’entre eux sont soumis actuellement n’est pas de nature à leur faire oublier leurs anciens griefs. Pour leur faire aimer le travail, on a cru naïvement qu’il suffisait de le leur imposer. Obligés de s’engager comme trabalhadores pour un temps plus ou moins long, divisés en escouades, passés en revue comme des soldats, menacés de la prison et des travaux forcés, cantonnés dans certains villages qu’ils ne peuvent quitter sous peine d’être envoyés à l’armée, où ils meurent de chagrin, ils n’ont souvent de l’homme libre que le nom, et l’on ne doit pas s’étonner si dans le plus profond de leur cœur ils gardent une haine secrète au blanc et cherchent sournoisement à lui nuire sans se compromettre. Quelquefois même cette aversion cachée se transforme en hostilité ouverte. En 1835, les Indiens, poussés à bout par l’arbitraire de l’administration, osèrent se soulever ; avec l’aide des esclaves noirs, ils s’emparèrent de la ville de Para, s’y maintinrent longtemps contre des troupes considérables, et,

  1. En 1846, le district d’Ega, le plus occidental des provinces brésiliennes, était peuplé de 7,267 hommes libres ; on n’y comptait que 59 esclaves.