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lianes, marquaient encore la place où avaient autrefois séjourné des milliers d’Indiens à demi policés devenus aujourd’hui citoyens du Venezuela. Les plus sauvages étaient seuls restés sur le territoire du’ Brésil, et pendant son long voyage le capitaine Firmino rencontra seulement trois hommes ayant quelque connaissance de la lecture. L’employé brésilien combla de présens les tuchauas[1] ou caciques, employa ses soldats à leur construire des cabanes régulières, fournit des semences d’arbres fruitiers et de légumes à tous les Indiens, les encouragea par de magnifiques promesses à la culture du sol. Il parvint en effet à décider quelques tribus nomades à quitter la forêt et à s’établir dans les villages ; mais ses succès ne furent pas assez complets pour qu’il osât croire à la durée de son œuvrer Les Indiens de race pure du Rio-Negro ne pourront-faire de progrès sérieux dans la voie de la civilisation tant qu’on les laissera en proie à la rapacité des traitans et des employés immoraux qui viennent seuls les visiter. Pour transformer ce peuple, qui a besoin d’un vaste territoire de chasse, pour modifier ses habitudes, pour l’enraciner au sol dans un petit village aux maisons étroites et rapprochées, on ne peut employer que deux moyens : ou bien il faut en appeler à la force, comme jadis, et faire de ces Indiens des esclaves, c’est-à-dire des êtres sans responsabilité morale, ou bien il faut les soumettre à cette longue et douce influence que l’instruction peut seule exercer. Quoi qu’il en soit, il demeure prouvé que ce système savamment oppresseur qui réduisait les Indiens esclaves à l’état de machines, et réglait tous leurs mouvemens au son de la cloche, n’a laissé après lui que ruines et désolation dans toutes les parties de l’Amérique où il a été appliqué. À peine les jésuites furent-ils chassés que leur œuvre disparut tout entière. Les célèbres missions, du Paraguay, où tant de milliers d’hommes travaillaient en chantant des hymnes pieux, ne sont plus aujourd’hui qu’un désert, et des ruines lézardées y sont les seules traces de la civilisation disparue. De même la dépopulation a été presque complète sur les bords de ce Rio-Negro qui forme, avec le Cassiquiare et l’Orénoque, l’une des plus admirables voies de communication intérieure du monde entier, et relie la mer des Caraïbes à l’Atlantique et aux torrens des Andes. Cette région privilégiée, où se retrouvent les avantages des pays continentaux et des pays maritimes, et qui sera peut-être un jour la plus importante du continent colombien, est de nos jours entièrement négligée. C’est en vain qu’Alexandre de Humboldt a mis hors de doute l’existence de cette merveilleuse voie fluviale : elle a cessé presque complètement de servir aux

  1. Mot qui vient probablement du bas allemand toschauer (en allemand zuschauer), surveillant, et que les Indiens doivent aux Hollandais de Surinam. Les tuchauas sont assimilés aux colonels dans le service brésilien.