Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 40.djvu/222

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gothique n’eût pas vécu cent ans. Ces églises ont été perpétuellement entretenues et rebâties ; elles auraient toutes disparu en notre siècle, si un zèle intelligent ne nous avait portés à les restaurer. Dans les villes où il y a des édifices romains et des édifices gothiques, les seconds comparés aux premiers paraissent des ruines. Il n’y aura plus au monde une église gothique quand les constructions grecques et romaines étonneront encore par leur solide beauté. Je sais ce que l’on peut répondre. Le Parthénon couvre 400 mètres, la cathédrale d’Amiens 7,000, Si les Grecs avaient eu à faire un édifice couvert de cette dimension, ils ne l’auraient pas fait aussi solide que le Parthénon. Nous ne blâmons pas la tentative; nous constatons seulement les conséquences inévitables qu’elle entraînait. Nulle part aussi bien qu’en architecture on ne sent les conditions limitées auxquelles sont assujetties les œuvres de l’homme, gagnant en un sens ce qu’elles perdent en un autre, condamnées à choisir entre la médiocrité sans défauts ou le sublime défectueux.

En même temps que l’architecture gothique renfermait en elle-même un principe de mort, elle eut le malheur de nuire beaucoup aux autres arts plastiques en les condamnant à un rôle subalterne. Comme la théologie tuait la science rationnelle en la réduisant au rôle de suivante, l’architecture gothique, étant tout l’art à elle seule, rendait le progrès impossible pour la peinture et la sculpture. Qu’aurait dit Phidias, s’il eût été soumis aux ordres d’architectes qui lui eussent commandé une statue destinée à être placée à deux cents pieds de haut? Les grandes beautés savantes étant de la sorte écartées, l’artiste dut se rabattre sur les détails insignifians et faciles, dont chacun a peu de valeur en lui-même, et qui, n’étant pas distribués avec mesure, produisent un effet de banalité. Sans partager la colère de Vasari contre ces maudites fabriques qui ont empoisonné le monde (questa maledizione di fabbriche... che hanno ammorbato il mondo), sans y voir simplement avec lui un chaos monstrueux et barbare, une folle invention des Goths, qui ne la firent réussir qu’après avoir préalablement détruit les ouvrages romains et tué tous les bons architectes, on peut trouver qu’il n’a pas tort quand il y trouve un manque général de proportion et de raison. Ce n’est pas l’architecture logique, elle sort des conditions humaines. Elle naquit d’un effort d’abstraction, d’un travail de raisonnement trop prolongé sur des coupes. Ivres de leurs épures, les architectes allaient, affaiblissant toujours les masses; leurs plans sur parchemin les aveuglaient sur les exigences de la réalité. C’est ce qui fait que le dessin d’une église gothique est, en un sens, plus beau que l’église elle-même, car les artifices qui sont nécessaires pour accommoder le plan aux conditions de la matière n’existent pas dans le dessin.

Paradoxe architectural d’un éclat sans pareil, le gothique fut une