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chef, et vont offrir leurs services, comme portefaix ou arrimeurs, aux négocians ou aux capitaines de navire. Pendant la journée, ces esclaves, que ne surveille pas l’œil du maître, peuvent s’imaginer pendant quelques heures qu’ils possèdent leur liberté. Précédés d’une espèce de musicien qui les excite en secouant des chevrotines contenues dans une calebasse, ils s’encouragent mutuellement par un chant rhythmé ou par des cris poussés en cadence. Beaux, vigoureux, semblables à des statues détachées de leurs piédestaux, ils traversent les rues sans fléchir sous le poids de leurs énormes charges, et mettent souvent dans l’accomplissement de leur travail un véritable enthousiasme de combattans[1]. Des milliers de nègres, appartenant pour la plupart aux diverses tribus des Minas, ou noirs de la Côte d’Or, qui se distinguent entre tous par leur beauté physique, leur intelligence et leur indomptable amour de la liberté, peuvent ainsi réaliser chaque jour un certain bénéfice qu’ils accumulent soigneusement et contemplent avec avarice comme le gage de leur future émancipation. En effet, la loi brésilienne, moins terrible que les codes noirs des états confédérés, n’enferme pas l’esclave dans un infranchissable cercle de servitude : elle ne l’empêche pas de se racheter par son travail et de secouer la poussière de ses habits pour s’asseoir à côté des hommes libres. Bien plus, elle lui donne aussi la permission tacite de s’instruire, s’il en trouve le temps et le courage; elle l’autorise à fortifier son intelligence en vue d’une libération possible, et ne condamne pas à la prison le blanc charitable qui lui enseigne l’art diabolique de la lecture. Le hasard de sa naissance peut également sauver l’esclave et lui rendre son indépendance, car il est d’usage au Brésil d’émanciper les mulâtres, et la loi ne s’est pas encore interposée entre le père et le fils pour interdire au premier de reconnaître son propre sang. On évalue à un septième seulement de la population brésilienne de couleur le nombre des mulâtres condamnés à l’esclavage[2], tandis que dans toute l’étendue de la république anglo-saxonne, en y comprenant même les états libres, on compte près de deux hommes de couleur encore esclaves contre un seul affranchi.

On peut dire aussi, à l’avantage de l’empire sud-américain, que le gouffre creusé entre le blanc et le noir émancipé y est beaucoup moins large qu’aux États-Unis. Il ne saurait en être autrement dans un pays où le nombre des blancs purs de tout mélange s’élève à un

  1. Quelques sénateurs, fatigués de cette mélopée qu’on ne cesse d’entendre dans les rues de Rio-Janeiro, firent promulguer un décret interdisant aux nègres de chanter pendant leur travail. Ce fut comme un changement à vue. Faibles, épuisés, malingres, les esclaves se traînaient paresseusement en portant leurs fardeaux : il fallut leur rendre au plus tôt le droit de rhythmer leur tâche par des cris poussés à temps égaux.
  2. 300,000 mulâtres esclaves, 2 millions d’hommes de couleur libres.