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million à peine en y comprenant les étrangers, et forme ainsi tout au plus le huitième de la population. C’est en vain qu’on applique diverses mesures pour rappeler aux nègres affranchis leur ancienne servitude et les rejeter du sein de la société brésilienne : protégés par les mœurs, ils se croisent librement avec les castes supérieures, la population mêlée s’accroît sans cesse dans une proportion considérable, et malgré la fierté de ceux qui sont restés purs de tout mélange on peut prévoir le jour prochain où le sang des anciens esclaves coulera dans les veines de tout Brésilien. Cet envahissement graduel a déjà fait ployer bien des barrières. Les fils de noirs émancipés deviennent citoyens; ils entrent dans l’armée de terre et de mer, le plus souvent, il est vrai, à la suite d’un recrutement forcé, et peuvent, au même titre que leurs compagnons d’armes de race caucasique, parler de la cause de la patrie et de l’honneur du drapeau. Quelques-uns montent de grade en grade et commandent à des blancs restés leurs inférieurs; d’autres s’adonnent aux professions libérales, et deviennent avocats, médecins, professeurs, artistes. Il est vrai que la loi n’accorde pas aux nègres le droit d’entrer dans la classe des électeurs ni dans celle des éligibles ; mais les employés dont la peau est plus ou moins ombrée ne font aucune difficulté de reconnaître comme blancs tous ceux qui veulent bien se dire tels, et ils leur délivrent les papiers nécessaires pour établir légalement et d’une manière incontestable la pureté de leur origine. C’est ainsi que les fils des anciens esclaves peuvent entrer dans la carrière administrative, et même siéger dans le congrès à côté des nobles planteurs. Au Brésil, ce n’est pas la couleur qui fait la honte, c’est la servitude.

Tous ces faits sont de la plus haute importance pour l’avenir du pays, mais ils ne peuvent aucunement servir d’excuse à l’esclavage brésilien, qui, par sa nature même, est identique à « l’institution divine » des Anglo-Américains. Que le maître soit un patriarche ou bien un tyran, il n’en est pas moins le possesseur d’autres hommes dont il use à son gré, et envers lesquels sa justice elle-même n’est que de l’arbitraire. S’il le juge convenable, il peut battre et torturer; il peut imposer les chaînes, les menottes, le collier de force, ou tout autre instrument de supplice. Telle maîtresse vaporeuse qui, par vanité, vient de couvrir ses négresses de ses propres bijoux afin de donner aux étrangers une haute idée de sa richesse, peut un instant après faire fustiger ces mêmes femmes, ornées encore de leurs colliers d’or ou de perles. Tel propriétaire appauvri qui a toujours usé de la plus grande douceur envers ses esclaves en vend une partie pour dégager ses propriétés obérées : il sépare l’ami de l’ami, peut-être le fils du père, et le laisse emmener par quelque avide étranger sur une plantation lointaine. Et de pareils drames entrai-