Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 40.djvu/890

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

complète, en conséquence de quoi le lien social peut être plus ou moins étroit. Ceci tient à ce que sous le fond de l’unité humaine il y a des variétés : d’abord celle des individus, qui se voit avec les yeux de la tête ; puis une autre, moins évidente, que vous pouvez contester dans une foule de cas et de personnes, certaine toutefois, saillante, éclatante dès que vous embrassez du regard l’ensemble des choses, la suite des temps, la moyenne des hommes. Cette variété est celle des races. Comment y aurait-il des nations, c’est-à-dire des groupes distincts, indépendans et même volontiers hostiles, s’il n’y avait pour répartir ainsi les hommes des qualités non moins distinctes, par où tantôt ils s’attirent, tantôt ils se repoussent ? Puisque l’homme est libre (vous admettez, je suppose, le libre arbitre), pourquoi, à la différence du règne animal et du règne végétal parqués chacun en sa région, l’homme ne choisirait-il pas sa localité, sa région morale ? C’est l’observation des naturalistes que les êtres sont d’autant moins assujettis aux influences physiques, extérieures, qu’ils sont plus intelligens[1]. On peut supposer dès lors que la plus intelligente des espèces obéit, dans la constitution des sociétés, à des répulsions et à des affinités de l’ordre intellectuel et volontaire ; à ce compte, les races feraient les nations.

Vous déplaît-il de voir là quelque combinaison, quelque préméditation humaine ? Qu’à cela ne tienne ! On peut imaginer autre chose. On peut supposer que la Providence a diversifié l’homme selon les régions, comme la faune et la flore, semant çà et là su, le théâtre que nous traversons dès qualités de sol et d’atmosphère, des accidens de géographie auxquels sont attachés un certain tour d’esprit et de mœurs, une certaine fatalité d’institutions. Tels milieux, tels êtres ; c’est ainsi que l’entendent Montesquieu et Humboldt.

Ici, on peut l’entendre comme on voudra. Que les hommes portent en eux la variété qui fait les races, ou que cette variété les attende et les spécifie pour ainsi dire sur la scène où ils naissent, que les nations se fassent elles-mêmes ou qu’elles soient toutes faites par une harmonie préétablie des lieux et des personnes, peu importe. Je veux seulement montrer que les peuples ne doivent pas leur génie, tout leur génie du moins, à leurs lois. L’influence partielle des lois n’est pas contestable, non plus que celle des événemens et du tour que prend la formation historique des peuples. Bref, il y a pour les peuples une éducation ; mais croyez bien que le naturel n’est pas un vain mot, surtout parmi les peuples, ces êtres durables qui ont pour eux le temps et l’espace, avec la chance de rencontrer quelque jour des occasions pour leur génie, et de se faire à la longue une destinée semblable à leurs instincts, à leur naturel.

  1. Pritchard, Histoire naturelle de l’Homme, t. Ier, p. 81.