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tendre jeunesse, recevait dans son joli palazzo les artistes et les voyageurs les plus distingués de l’Europe. Il a donné des conseils à la Pisaroni, et Lablache, qui avait assisté à ces leçons intéressantes, m’a assuré que rien n’était plus admirable que la manière dont le vieux sopraniste disait le récitatif. C’est à Pacchiarotti que la Pisaroni doit la tradition de ce grand style que nous avons admiré à Paris, Rubini aussi a eu l’inappréciable avantage de voir et d’entendre Pacchiarotti, qui lui dit un jour, après avoir chanté au jeune ténor un air pathétique de Traetta : « Dans notre art, il y a toujours de nouvelles difficultés à vaincre. Plus on étudie et plus on voit combien il reste de choses à apprendre, en sorte qu’on arrive à savoir chanter lorsqu’on n’a plus de voix. Moi-même, je m’aperçois que tous les jours je découvre des effets nouveaux. Quand on est jeune, on a la voix, et l’art vous manque; quand on a enfin appris à chanter, la voix a disparu. » Rubini ajoutait, en racontant cette anecdote, qu’il pouvait témoigner lui-même de la vérité de l’observation de Pacchiarotti. Rossini, qui a vu souvent Pacchiarotti à Venise, assure que c’était un aimable vieillard, très instruit et très généreux. « Il causait avec esprit, m’a dit le grand maître, racontait beaucoup d’anecdotes plaisantes, et chantait à ravir; mais il aimait trop les sonnets. Il en faisait lui-même, et chaque jour il vous en lisait de nouveaux. »

Il est piquant de constater que l’auteur de Tancredi, dont les chefs-d’œuvre ont provoqué la révolution qui a banni les sopranistes de la scène lyrique italienne, regrette pourtant, il me l’a dit bien souvent, la disparition de ces curieux phénomènes du caprice et de la sensualité. Ce qui explique ce regret de la part d’un si grand musicien, dont le génie dramatique n’est méconnu aujourd’hui que par des oreilles tudesques, c’est que les sopranistes avaient porté l’art de chanter à une perfection dont on ne peut se faire une idée. On se trompe grossièrement en croyant que ces êtres, mutilés par une horrible coutume qui remonte aux premiers âges de l’histoire, fussent dépourvus d’émotion et de sentimens, et incapables de rendre l’accent des passions. Ils avaient les mêmes passions qui animent tous les hommes, et on pourrait presque soutenir, sans paradoxe, qu’ils exprimaient certains sentimens tendres avec la douloureuse aspiration d’un captif qui regrette la liberté, ou d’un aveugle qui parle de la lumière, Glück, Handel, Jomelli, Traetta, Piccinni, les compositeurs les plus énergiques et les plus sérieux, ont écrit pour les sopranistes sans affaiblir leur pensée et sans faire des concessions indignes de leur génie. Il est vrai qu’un opera seria italien au XVIIIe siècle était d’une trame fort simple, et qu’il ne renfermait que des situations peu compliquées. Les passions énergiques y étaient rarement admises, et une pièce comme l’Olimpiade de Métastase, qui a été mise en musique par tous les compositeurs illustres, depuis Leo jusqu’à Paisiello, ne renferme que quelques scènes d’amour. Des airs, des duos, quelquefois un trio et des chœurs peu développés, tels étaient les élémens d’un opéra séria jusqu’à l’avènement de Mozart. Cela suffisait, avec des virtuoses comme Pacchiarotti, pour exciter les plus vifs transports et pour entr’ouvrir au public un coin de l’idéal. Quand on a entendu Rubini, comédien gauche et presque ridicule, soulever la salle du Théâtre-Italien de Paris en chantant du bout des lèvres et les mains dans les poches, pour