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devant sa mère. Tu m’aimes comme personne ne m’aimera jamais, je le sais ! et ne dis pas que tu as été faillie. Tu m’as cache au moins la moitié de ta peine, je l’ai vu, je l’ai compris. Je t’en ai tenu compte, va, et je t’en remercie, ma pauvre mère ! Tu m’as soutenu, j’en avais grand besoin, car je souffrais pour toi au moins autant que pour mon propre compte, et en te voyant pleine de courage j’ai toujours tenu pour certain que Dieu ferait un miracle pour me conserver ta santé et ta vie, en dépit de la plus cruelle des épreuves. Il nous devait cela et il l’a fait. À présent, mère, tu ne te sens plus faiblir, n’est-ce pas ?

— À présent, je suis bien, mon enfant, en vérité ! Tu as raison de croire que Dieu soutient ceux qui ne s’abandonnent pas et qu’il envoie la force à qui la lui demande de tout son cœur. Ne me crois pas malheureuse ; j’ai bien pleuré, le moyen de faire autrement ! il était si aimable, si bon pour nous ! et il avait l’air d’être si heureux ! Il pouvait vivre longtemps encore,… Dieu n’a pas voulu. Moi, j’ai eu une si belle vie que je n’avais vraiment pas le droit d’en exiger davantage. Et vois ce que la bonté divine me laisse ! le meilleur et le plus adoré des fils ! Et je me plaindrais ! et je demanderais la mort ! Non, non ! je le rejoindrai à mon heure, ton bon père, et il me dira alors : Tu as bien fait de durer le plus longtemps que tu as pu là-bas et de ne pas quitter trop tôt notre enfant bien-aimé.

— Tu vois donc bien, dit Julien en embrassant sa mère, que nous ne sommes plus malheureux et que je n’ai pas besoin de chanter pour nous distraire. Nous pouvons penser à lui sans amertume et penser l’un à l’autre sans égoïsme.

Ils se tinrent embrassés un instant et reprirent chacun son occupation.

Ceci se passait rue de Babylone, dans un pavillon déjà ancien, car il datait du règne de Louis XIII, et se trouvait isolé au bout de la rue dont la plus moderne construction — et en même temps la plus voisine dudit pavillon — était la maison, aujourd’hui démolie, qu’on appelait alors l’hôtel d’Estrelle.

Pendant que Julien et sa mère causaient de la manière que nous venons de rapporter, deux personnes causaient aussi dans un joli petit salon dudit hôtel d’Estrelle, salon intime et frais, décoré dans le dernier goût du règne de Louis XVI, un joli grec bâtard, un peu froid de lignes, mais harmonieux et rehaussé de dorures sur fond blanc de perle. La comtesse d’Estrelle était simplement habillée de taffetas gris de lin demi-deuil, et son amie la baronne d’Ancourt était en petite toilette de visite du matin, c’est-à-dire en grand étalage de mousselines, de rubans et de dentelles.

— Mon cœur, disait-elle à la comtesse, je ne vous comprends pas du tout. Vous avez vingt ans, vous voilà belle comme les amours, et