Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/545

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des échouages qui eussent pu avoir de graves conséquences. Cinq jours seulement après le départ de Saint-Louis, nous arrivions à Bakel. Ces cinq jours avaient été remplis par des exercices à feu où se montrait l’adresse de nos soldats. Les buts, rendus mobiles par la rapidité de la course du navire, étaient tantôt un caïman endormi sur la vase, tantôt une de ces grandes aigrettes qui abondent sur les rives du fleuve, et dont la blancheur de neige tranche si bien sur la couleur d’ocre brun de la rive, ou bien encore un de ces aigles pêcheurs qui, par couples, surveillent de la cime des arbres les plus élevés leur domaine de chasse, et qui restent souvent des heures entières immobiles, guettant leur proie, sur laquelle ils s’élancent avec des cris semblables à ceux d’un fou. À plusieurs reprises, caïmans, aigrettes, aigles pêcheurs, tombèrent frappés sans qu’on daignât aller ramasser leurs cadavres. À chaque village devant lequel nous passions, une foule pressée couvrait la rive du fleuve. La nouvelle de l’expédition s’était répandue dans tout le pays avec une rapidité électrique, car à toutes ces populations l’issue de la lutte offrait un sérieux intérêt, N’était-ce pas la solution d’un problème qui touchait à leurs croyances, à leurs idées de races, aux sentimens les plus profonds du cœur humain ? Le prophète et ses Toucouleurs seraient-ils vaincus dans cette lutte suprême, et avec eux leur nationalité, leur foi religieuse ? Si quelques habitans du Oualo et des pays rapprochés de Bakel faisaient des vœux pour nous, certes il était facile de reconnaître dans la réserve, dans l’attitude hautaine des gens du Fouta, le désir de nous voir revenir humiliés et vaincus par leurs compatriotes de Guémou.

Notre halte à Bakel ne dura que quelques heures. Dès que les renforts qui nous attendaient, réunis sous les ordres du capitaine Cornu, furent embarqués, les bateaux à vapeur poussèrent leurs feux et reprirent leur marche. Quelques heures après, tous mouillaient à huit lieues de là, devant le village de Diougoun-Tourè, ruiné dans les guerres contre Al-Agui. De rapides communications s’établirent avec la terre, et le soir même nous étions tous campés dans les environs du village, à la tête du sentier qui de Diougoun-Tourè conduit à Guémou. Cinq jours avaient donc suffi pour transporter à deux cent cinquante lieues de Saint-Louis une colonne de plus de deux mille hommes ; mais ce résultat était dû aux navires à vapeur, et la tâche la plus pénible nous restait encore à accomplir, quoique nous ne fussions plus séparés du but de l’expédition que par une distance de 14 kilomètres. Les mules, les chevaux, venus dans les écuries flottantes, étaient strictement nécessaires pour le service de nos obusiers et des cacolets de l’ambulance ; il fallait donc tout transporter cabras d’homme, les munitions, les caisses à obus, les vivres. Nous n’avions pris ni tentes, ni couvertures ; il fallait par consé-