Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/751

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de souffrir. Une seule chose est déplorablement certaine malgré toutes les obscurités qui planent sur ces événemens : c’est que depuis quelques jours le trouble est dans le royaume de Pologne, — puisqu’il y a un royaume de Pologne d’après les traités, — que le duel permanent entre la domination russe et le sentiment national polonais s’est réveillé tout à coup de la façon la plus émouvante, que des bandes de jeunes gens se sont jetées dans les bois et dans les campagnes. Est-ce là toutefois un soulèvement organisé, longuement préparé, comme le laisserait entendre le journal officiel de Saint-Pétersbourg dans son empressement à parler à l’Europe ? Est-ce une insurrection ayant ses chefs, ses mots d’ordre, ses armes pour le combat, et préméditant même des Saint-Barthélémy de soldats ou d’autorités russes, comme le dit le complaisant télégraphe ? Il ne faudrait pas pourtant joindre l’ironie cruelle aux répressions et se faire un trop facile prétexte d’événemens assez graves déjà par eux-mêmes pour qu’on ne cherche point à les exagérer ou à les dénaturer. Où les Polonais prendraient-ils des armes, et où seraient-ils assez habiles pour les cacher ? Comment, si exaltés qu’ils fussent, auraient-ils cette illusion de prétendre en ce moment avoir raison, par des mouvemens partiels et mal combinés, de toute une armée campée dans le royaume ou concentrée à Varsovie ?

La vérité est que, sans diminuer la part des causes plus générales et permanentes, sans nier un antagonisme plein de périls ni même les excitations du parti avancé, l’agitation qui vient d’éclater a cette fois une cause directe, précise, déterminée, et qui suffit à tout expliquer. Ce n’est point, à proprement parler, une insurrection ; c’est plutôt une fuite devant la conscription, ou, si l’on veut, une protestation désespérée contre cette épreuve nouvelle imposée au sentiment national. C’était une crise prévue, placée à échéance fixe depuis le jour où le recrutement avait été décrété il y a quelques mois : l’échéance est venue, la crise a éclaté, et elle s’est aggravée par le mode même du recrutement, par les conditions exceptionnellement dures dans lesquelles il s’est accompli, par la portée toute politique qui s’est mêlée à une loi déjà si rigoureuse.

Il faut bien se souvenir de ce qu’est cette conscription militaire pour la Pologne, qui a eu bien souvent à en supporter le poids depuis trente ans, mais qui du moins en avait été exemptée depuis la guerre d’Orient par la suspension même de tout recrutement dans tous les états soumis à la puissance du tsar. La conscription pour la Pologne est plus qu’une obligation ordinaire, c’est la plus cruelle des peines, c’est le sacrifice périodique de toute une génération fatalement perdue pour le pays. C’est toute une jeunesse envoyée à Orembourg ou au Caucase pour n’en revenir jamais le plus souvent, et condamnée à se consumer pendant vingt-cinq ans sous la longue casaque grise du soldat russe, humiliée dans sa fierté, dans son instinct national, dans ses habitudes, dans ses mœurs, blessée dans sa religion, toujours suspecte et exposée aux insultes ou aux mauvais traitemens. De ces