Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/374

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ganisèrent spontanément sur tous les points menacés. Et pendant que la population tout entière était en proie à un délire patriotique, pendant que deux cent mille volontaires couraient aux armes, la société des abolitionistes de Boston se réunissait tranquillement pour tenir sa dernière séance. « Durant ces trente dernières années, nous avons travaillé, nous avons combattu, nous avons souffert avec joie ; maintenant laissons aux événemens le soin de continuer notre œuvre ! Nos prédictions s’accomplissent : nous n’avons plus qu’à voir défiler devant nous les jours de bataille portant avec eux la liberté ! » En effet, le premier jour de la rébellion peut être également considéré par les nègres d’Amérique comme le premier de leur hégire. Les coups de canon tirés par les esclavagistes caroliniens contre le fort Sumter ont été le vrai signal de l’émancipation des noirs, et ce sont les maîtres eux-mêmes qu’une singulière ironie du destin a chargés d’être les libérateurs !

II

Rigide interprète de la légalité, le président Lincoln arrivait au pouvoir avec un sentiment profond de son immense responsabilité et la ferme intention de remplir strictement le mandat qu’il avait reçu de ses concitoyens. Ce mandat était de rétablir purement et simplement la constitution tout entière, même avec les garanties qu’elle offre aux propriétaires d’esclaves ; il devait ramener dans l’Union les états rebelles, et leur imposer le respect des lois en les respectant lui-même et en faisait exécuter celles que le congrès avait votées contre les noirs fugitifs. D’ailleurs, s’il avait eu la volonté d’agir, non pas en magistrat constitutionnel, mais en chef révolutionnaire, il ne fût probablement pas entré à la Maison-Blanche. Nommé par une simple minorité des électeurs populaires[1], il aurait bientôt vu cette minorité se tourner contre lui et faire cause commune avec la majorité démocratique, dont les voix s’étaient dispersées sur d’autres candidats. Aussi, quelles que fussent ses opinions particulières sur l’esclavage, M. Lincoln se garda bien de les manifester. En sa qualité d’homme politique, il avait toujours affirmé que l’extradition des noirs fugitifs était un devoir civique ; devenu candidat à la présidence, il ne cessa de professer la même opinion, qui du reste était conforme à celle de presque tout son parti. En-

  1. Lincoln reçut, il est vrai, 180 votes électoraux contre 121 votes donnés à MM Douglas, Belle et Breckinridge ; mais les suffrages populaires se décomposaient ainsi : 1,857,610 voix pour M. Lincoln et 2,801,559 pour ses trois concurrents. Le président a donc été élu par les deux cinquièmes des voix.